L'ombre sur mon coeur, tome 3 : À nos destins croisés

Était-il préférable que je garde le silence sur cette histoire ou valait-il mieux que je révèle ce que je savais à Jess ? Avant d’avoir mis les pieds dans l’endroit que Tatiana tenait à me montrer, j’avais déjà décidé du sort que je leur réservais à tous. J’avais même hâte de rejoindre Jessica pour tout lui expliquer sur les circonstances de la mort de ses parents.

Après tout, nous avions tous des jours avec et des jours sans.

Je lui ai donné mon corps, mais là où le bât blesse, c’est que sans en avoir conscience, je lui ai accordé bien plus. Jess, je n’ai jamais éprouvé une telle alchimie, une telle connexion. Au départ, je pensais me divertir un peu. Au final, je me suis fait prendre à mon propre jeu. Quand nous sommes rentrés à New York, nous nous sommes revus une première fois et ce lien entre nous était toujours aussi intense. Deux jours plus tard, nous avions convenu de dîner ensemble dans un restaurant sur la 5e avenue. Je l’ai attendu une heure avant de me résoudre à partir. C’est là que j’ai compris qu’il m’avait menée en bateau.

En une fraction de seconde, toute ma vie a basculé. J’ai fini par me décider à protéger la seule personne que j’aimais et qui m’aimait. La seule qui me restait. Je suis passée outre mes propres convictions, ma propre morale… pour elle… pour nous sauver.

Il n’y a pas de douleur plus atroce que de redonner espoir à quelqu’un et de le lui reprendre dans la foulée. Quand j’ai compris que je ne verrais jamais ma mère, je me suis écroulée sur le sol et j’y suis restée un long moment, j’étais incapable de réagir. La rue était déserte, la nuit était tombée depuis quelques heures. Chiara faisait son possible pour me consoler, mais j’étais dans un état second.

Je pris conscience que c’était la première fois que je la voyais sans ses artifices. Plus d’ambiance tamisée pour magnifier le décor, plus de maquillage parfaitement exécuté pour sublimer une beauté qui lui échappait chaque jour davantage... Tel un soldat ayant été trop de fois sur le front pour mener des combats inutiles, elle paraissait résignée.

Ses lèvres vinrent frôler les miennes, la note de jasmin de son parfum m’envoûtait. Je fermai les yeux et replongeai aussitôt quelques mois auparavant lors de notre première rencontre au club. Quand je l’avais croisée dans l’entrée, cette même odeur m’avait captivée, attirant immédiatement mon attention. Elle portait une magnifique robe fourreau rouge sous son manteau et fouillait son sac à la recherche de monnaie pour le vestiaire. Son beau regard était dissimulé par son épaisse chevelure ébène. Lorsqu’elle releva la tête et que je l’aperçus, je fus comme foudroyée. Je n’avais jamais ressenti une telle sensation, une telle attraction. À la façon dont elle me dévisageait, je sus que je ne la laissais pas indifférente et qu’elle serait mienne. J’ignorais juste à quel point elle allait bouleverser mes convictions, mes habitudes, et ma vie tout entière.

Elle passait du rire aux larmes, de la paix à la fureur, de la douceur à la violence, de l’euphorie à la mélancolie. À chaque rechute, je m’adaptais tant bien que mal.
Depuis que je la fréquentais, j’avais appris que lorsqu’elle était en crise, le meilleur moyen de désamorcer les conflits était de ne surtout pas crier plus fort qu’elle. C’était les seuls moments pendant lesquels je me sentais soumise. Je détestais ça. Les rôles s’inversaient et j’allais à l’encontre de ma nature, juste pour elle, juste pour lui éviter de sombrer. Je m’avançai vers elle, pas à pas, comme si je m’approchai d’une bête blessée qui risquait de me sauter à la gorge à la moindre occasion.

J’avais beau avoir toutes les preuves sous les yeux, l’entendre de sa bouche raviva ma culpabilité. J’avais préféré faire l’autruche et me plonger dans mes activités pour éviter une énième désillusion. Face à sa posture de petite fille fébrile, je me radoucis. Je ramassai le tabouret et lui fis signe de se rasseoir. Puis, avec tendresse, je caressai ses cheveux de jais afin de l’apaiser.

Les mains tremblantes et le cœur battant à tout rompre, je ne m’étais jamais sentie aussi heureuse. Je l’avais enfin retrouvée. Toutes ces longues années de recherches avaient payé. Je connaissais son nom, une partie de son histoire, et j’avais désormais une adresse. Ma mère, celle que j’avais tant cherchée, tant espérée, tant fantasmée, ne vivait qu’à quelques kilomètres de chez moi.