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Critique de Creisifiction


À l'image de ses personnages John Bartle et Daniel Murphy, Kevin Powers, s'était engagé dans l'armée américaine et avait combattu en Irak entre février 2004 et mars 2005.
Pourquoi..? Et pourquoi Bartle, 21 ans, et Murph, 18 ans, eux, se font enrôler? Comme pour d'autres aspects de ce récit souvent économe en termes d'éléments purement contextuels ou psychologiques, l'auteur ne s'attardera pas trop sur les raisons qui les avaient conduits à rejoindre l'armée. On laisse plutôt au lecteur le soin d'imaginer, à partir de quelques indications en filigrane (le souvenir évoqué du travail à la mine, comme son père, par Murph ; le besoin de prouver «qu'il était un homme», pour Bartle..) les contours d'un arrière-fond social et familial ayant participé à cette décision : des jeunes paumés, un milieu socio-économique plutôt défavorisé, la rage d'en découdre face à l'absence de perspectives d'avenir, l'Amérique profonde... Allways the same old story..! À quoi bon insister, n'est-ce pas?
Si, toujours selon Kevin Powers, YELLOW BIRDS est né de son envie de témoigner de «ce qu'a représenté physiquement, émotionnellement et psychologiquement » pour les jeunes de sa génération engagés comme lui en Irak, c'est néanmoins sous les traits d'une oeuvre de fiction que l'auteur aura choisi d'en évoquer les ravages psychologiques subséquents, souvent sous-estimés et sommairement évalués par les services médicaux de l'armée lors du retour à vie civile («Question 2 : Vous avez tué ou vu quelqu'un se faire tuer. Evaluez votre état émotionnel en cochant l'une des deux cases suivantes : (A) Ravi / (B) Mal à l'aise » !), séquelles parfois conséquentes que les spécialistes assimilent aux «syndromes de stress post-traumatique». Aux États-Unis, le SSPT semble toucher un nombre important de vétérans, avec des conséquences quelquefois tragiques et irréversibles pour les sujets concernés (des statistiques indiquent un taux de suicide dans ce groupe plus de deux fois supérieur au reste de la population ; un nombre considérable de fusillades publiques dans le pays sont perpétrées par d'anciens combattants…).
En lisant le roman, on peut d'ailleurs légitimement se demander si l'écrivain n'en aurait personnellement fait l'expérience. le style brisé, emprunté par une plume qui paraît en état permanent d'hypervigilance, la structure éclatée de son récit, la puissance sensorielle et à fleur de mots qui imprègne son écriture sont des éléments qui pourraient sûrement y faire songer.

L'histoire imaginée par Kevin Powers paraît pourtant de prime abord assez attendue dans ce registre particulier. le thème de son roman, sans le talent indéniable dont l'auteur saura faire preuve, aurait pu aussi créer chez le lecteur une certaine sensation de déjà-lu et déjà-vu… Un thématique somme toute assez familière aux lecteurs actuels, tournant autour des traumatismes psychologiques des vétérans de guerre, de la difficulté à se réadapter et à se réinsérer dans la vie courante lors de leur retour à vie civile (à ce sujet, la guerre du Vietnam notamment, aura fourni matière à de nombreux récits et adaptations cinématographiques devenus depuis des incontournables du genre). Tous les éléments d'usage y pointent bien d'ailleurs, dans YELLOW BIRDS: le combat acharné contre la peur, les pactes imaginaires passés avec la mort, la volupté provoquée par la montée d'adrénaline, la haine et la «chosification» de l'ennemi, les exactions et les exécutions sommaires, les profils borderline en position de commandement, l'horreur innommable des corps mutilés, déchiquetés, la perte irréparable d'un camarade proche… Certes, dans un contexte revu ici à l'aune des conflits actuels et essentiellement non-territorialisés contre le terrorisme en Moyen-Orient, touchant de manière dramatique et indiscriminée combattants et populations civiles, se traduisant la plupart du temps par des opérations de terrain dépourvues d'une réelle stratégie militaire cohérente, et surtout de toute convention éthique de guerre, passée entre les belligérants, croisades modernes incapables de dresser de garde-fous solides contre la dissémination de la haine à l'état pur, s'enlisant en une sorte de guérilla brutale, sans issue, où les dérapages sont fréquents et les individus plongés dans une climat d'irréalité et d'absurdité aux conséquences psychologiques particulièrement délétères.
Ce sera cependant dans le traitement purement littéraire et très original de ce matériau brut que YELLOW BIRDS fera en fin de compte la différence par rapport à d'autres récits du genre. Par une construction essentiellement immersive, par une syntaxe en apparence simple mais très souvent au bord de la rupture de sens, par une imagerie incongrue et poétique qui envahit soudain des remémorations d'événements par ailleurs absolument terrifiants, leur conférant par la même occasion une beauté inusitée d'ode funèbre (personnellement, à la lecture de certains passages me seront revenus à l'esprit les vers sublimes du «Dormeur du Val»), par ses reconstitutions à l'aspect incomplet, par ses dialogues à moitié suspendus, par ses silences également, l'auteur forgera un langage original qui fait éprouver au lecteur, à lui aussi de manière plus intuitive que rationnelle, l'immense désarroi subjectif de son personnage narrateur, son incapacité à vivre dans le moment présent, le morcellement de ses pensées et de son sentiment d'identité propre.

Septembre 2004 : des obus de mortier traversent l'espace au-dessus des bâtiments poussiéreux d'Al-Tafar ; par une chaleur étouffante, Bartle se souvient pourtant «d'avoir eu l'impression de [se] retrouver dans une rivière glacée aux premiers beaux jours du printemps, trempé, terrifié et le souffle coupé». Un an après, en août 2005, de retour chez lui à Richmond, John Bartle rentrera effectivement, sans aucune préméditation, dans les eaux du James River et se laissera flotter à la dérive, frôlant encore une fois la mort, cette fois-ci dans l'espoir de pouvoir «dormir et oublier».
Mais depuis où se souvient-il exactement le narrateur quand il raconte les événements? Dans son errance sans but, la nature, les courants d'eau, ainsi que ses souvenirs en général, s'entremêlent, les images se superposent, les distances s'annulent. de retour d'Irak, Bartle ne se sent qu' «un intrus» dans le paysage qui lui était familier. La-bàs, à Ninawa, à la confluence du Tigre et de l'Euphrate, alors qu'il «faisait feu sur tout ce qui bougeait», il se rappelera avoir touché et vu s'écrouler un homme près de la rive. À cet instant-là, nous dit-il, «je reniai les eaux de mon enfance». Les souvenirs du Tigre ou de la baie de Chesapeake, du James ou du Chatt-el-Arab ne lui appartiennent plus, «mais à quelqu'un d'autre ; peut-être n'avaient-ils jamais vraiment été miens ».


Kevin Powers construit un récit qui s'ajuste au fur et à mesure à l'état de sidération de son personnage, psychiquement écorché, soumis à des aller-retour incessants entre passé et présent, à des flash-backs lui faisant revivre en boucle les visions, les sons et les odeurs qui continuent de squatter sa sensorialité, à une distorsion spatio-temporelle qui ne lui laisse d'autre alternative que de s'isoler et chercher une sédation dans l'alcool. Par une grande sobriété dans l'expression des sentiments, l'auteur évitera cependant le piège facile du pathos larmoyant et édifiant. Face aux images de cauchemar qui hantent l'esprit de Bartle, de morts-vivants retenant de leurs mains leurs viscères déchiquetées, de cadavres de civils, y compris de femmes et enfants, gisant dans les ruelles poussiéreuses d'Al-Tafar, ou encore de son compagnon et frère d'armes, capturé, torturé puis émasculé avant d'être décapité, les effets provoqués par cette économie de moyens en seront d'autant plus saisissants, troublants pour le lecteur, témoin ahuri, impuissant, aussi démuni que le personnage face à l'absurdité de cette boucherie inutile. «Oh Barbara, quelle connerie la guerre ! »

Cette écriture « stupéfiante » nous rappelle la puissance inouïe dont peuvent se parer des mots simples grâce à leurs résonances insoupçonnées, leurs assemblages intuitifs, leur poésie inusitée. Mots induits par une logique autre que celle d'une raison provisoirement hors service. Mots aussi aux vertus potentiellement cathartiques, comme dans les tragédies antiques. Si, comme l'on a souvent dit, «un mot peut tuer», des mots peuvent également être en mesure de ramener à la vie et parfois, comme ce fut visiblement le cas ici, de faire naître un jeune écrivain.

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