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Critique de DianaAuzou


Comme une pierre que l'on jette
Dans l'eau vive d'un ruisseau
Et qui laisse derrière elle
Des milliers de ronds dans l'eau
Au vent des quatre saisons
Tu fais tourner de ton nom
Tous les moulins de mon coeur.

L'arbre s'en souvient, les cercles de sa mémoire nourrissent les branches et l'arborescence s'ouvre à l'infini, se multiplie, se reproduit en jouant des sacrés tours au temps, l'anachronisme lui fait échec et la danse tourbillonnante entraîne tout dans son passage. Nous, lecteurs, sommes au premier rang.
Les lumières s'éteignent, noir total dans la salle. Un premier carton : "mon âme n'est pas assez vide, il y reste quelque chose de moi".
Chronos, magicien hors pair, tourne en rond et avance en même temps, paradoxalement paradoxal, et il le fait avec brio ! Mais, pas plus, je dirais, que le coup de maître de Philippe Pratx qui, dans un peu plus de 200 pages, nous emmène dans un voyage surréaliste, expressionniste, noir de suspense, tendre de nostalgie, on ne peu plus bavard pour parler des films muets.
La littérature raconte un film muet, avec beaucoup de mots, le film muet n'a besoin que de quelques cartons, la magie des regards, des gestes, des gros plans, des fondus noirs...
L'essence du cinéma est surréaliste et dans son roman polymorphe, Philippe Pratx l'est aussi, et nous entraîne sans aucun effort dans le labyrinthe des souvenirs et de la réalité, dans le réel des apparences, où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, sont perçus sous un autre éclairage, dans une harmonie toute naturelle.
Le suspense fait surface 40 ans après la disparition de Lilith, et la biographie d'Eve Whiteland, son nom de star, se retisse par ce qui reste comme brins, éclats, mémoires, lettres, comme dans un rêve, ou un cauchemar. Une boîte de Pandore s'ouvre, le passé revient et se perd dans le noir...
Le Soir, Lilith, et la nuit tombe pour éclairer cette femme ténébreuse, pas pour la rendre plus claire, cela n'est pas possible, mais pour la rendre encore plus mystérieuse, plus désirante encore, vénéneuse et venimeuse créatrice d'incroyables personnages, insaisissable, fuyante, météore, étoile filante. Lilith, comme Pandore, femme de terre et d'eau, dotée de tous les dons.
Le roman est comme une plongée en apnée dans le monde intérieur de Lilith qui est Ève et pas Ève, qui est l'Ogresse et la Nuit, le noir et l'éclat de la lumière. Biographie du caché, vue de l'intérieur, où toi, biographe et narrateur, t'es faufilé à son insu. Filou !
Lecteur et narrateur se partage la caméra subjective et l'oeil de Keaton pour voir au-delà des apparences, au-delà des brouillons d'une vie, de ses éclats et ses cassures, pour voir ses lumières et ses noirceurs, ses envols et ses effondrements, ses rires et ses pleurs. La caméra voit le comment de la vie d'une star, en ardeur, en mystère, en jeu carnavalesque hollywoodien, masqué et démasqué, en miroirs à la surface de l'eau qui ne rendent que l'opacité de la nuit. En exil d'une folie, les exilés sont en quête éreintante qui les éloigne de ce qu'ils cherchent, le fruit tant convoité. "Partir en quête de soi et de l'absolu c'est les quitter."
Les souvenirs structurent le roman, ils s'amoncellent, se superposent, se télescopent, deviennent incohérents, la dissemblance règne tout en incitant une recherche de cohérence, mais "on ne cherche que ce que l'on croit chercher." Tod Browning nous attire dans Les Cavernes blanches, la réalité est illusoire, la vérité, celle de Lilith est "dans le vertige attirant et tragique de l'art",.. qui survivra à ses ruines.
Une vie qui revient comme un souvenir, une étoile est appelée, elle revient en écho et chute après, chut. "Ceux qui tombent ont des ailes" et reviennent en vol d'oiseau, en mouvement perpétuel.
Le soir, Lilith, une fête, un carnaval, comme une vie antérieure, après, c'est l'exil, loin de ce qu'on cherche. Il y a des "tranches d'humanité à travers chacune de ces Lilith" et ses transformations anamorphiques. "Combien est brouillée la frontière de l'être et du paraître".
Multiple Lilith, sensualité et danger, Mata Hari et l'ensorcelante "vràjitoare" des Carpates, la nuit et ses mystères emportés par le vent.
Toujours cette introspection au-delà des apparences, le cinéma joue le jeu, la littérature aussi, et Lilith est dans le jeu, la vie en est un. Danseuse sacrée devant Shiva, atteinte par le mal.
Ouverture vers l'image somptueuse du Tombeau hindou qui se superpose en transparence.
Images et personnages se métamorphosent et se transforment comme les nuages, sitôt apparues, sitôt disparues, images belles et frustrantes tellement elles sont éphémères, transitoires, rapides et changeantes. Je m'acharne à les poursuivre en envol périlleux.
Philippe Pratx transforme les images des films muets en mots sorciers, comment peut-on faire autrement en littérature ? "Le pouvoir poétique des mots sur les choses, le pouvoir de changer le monde."
Des histoires sans nombre, comme leurs personnages, et si je m'évade de leur emprise ce n'est que pour y revenir aussitôt.
A chaque page, le surréalisme nous salue, malicieux et jongleur en gardant son couvre chef, juste trois lettres qui font toute la différence.
Les contraires et les extrêmes vivent ensemble, à laquelle se fier ? Laquelle est vraie ? Les deux, bien sûr !
Antonin Artaud passe en éclair, une fulgurance, présence assez forte pour décomposer l'espace en désordre, prouvant ainsi la réalité du surréalisme où des bouffons sans visage jouent Triboulet, Chicot, Chaplin et Linden. Pendant ce temps Chirico range ses toiles pour en faire une. le double de chacun de nous.
Un travelling arrière croise un travelling latéral, des plans séquence donnent des champs contrechamps où les visages en gros plan racontent des vies par le charme de leur silence et par le fabuleux et somptueux jeu des mots qui font la littérature.
Fondu noir sur Lilith. "Day for night", La nuit américaine reste suspendue à un filtre.
Carton : "ce vide n'a ni couleur, ni forme, et il fait peur, tellement peur !" "Mon amour ? Mon âme ?"
Au vent des quatre saisons
Tu fais tourner de ton nom
Tous les moulins de mon coeur.

Merci Philippe pour cette belle découverte, Le Soir, Lilith a failli m'avoir, mais je m'y suis tenue.
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