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Critique de GuillaumeDONNAT


TRANSFIGURATION D'UN MONDE INSOUTENABLE

Nature, culture. Vivant, mort. Mâle, femelle. Science, croyance. Organique, mécanique. Présentiel, distanciel. Concret, conceptuel. Hôte, intrus. Analogique, numérique. Créateur, destructeur. Bien, mal. Sain, toxique. Blanc, noir. “Reality is out of joint”… Paul .Preciado, c'est un monstre qui vous parle depuis son appartement sur Uranus, c'est un alchimiste qui a réalisé l'oeuvre au rouge dans le creuset de son propre corps. Et ce livre est bien une pierre philosophale qui transforme le plomb du Covid en Or-texte viral et libérateur, qui transmute ce "monde d'après" raté en jalon de paradigme d'un autre futur possible, bâtissant sur les ruines d'un "monde d'avant" dés-idéalisé. Et il fallait bien que l'affaire de la pandémie se tasse pour pouvoir constater ce qui avait malgré tout changé dans ce monde d'après.
Le sujet de ce livre c'est ce que le virus a fait de nous et de ce qu'on appelle le "réel" mais pas seulement. Il y est surtout question de la révolution ascendante en cours qui se heurte au retour des bûchers du vieux monde. Il nous rappelle les batailles gagnées et celles à venir, celles qu'on pourrait perdre si l'on ne se dresse pas.
Vous l'aurez compris, on est ici dans la veine qui a bifurqué, dans ce monde en reconstruction/redéfinition constante mais désirable, celui du "tournant ontologique” chère à Philippe Descola ou Bruno Latour. L'ordre du jour est d'embrasser toutes les luttes comme une seule tout en gardant à l'esprit qu'on n'unifiera rien, qu'il n'est pas question d'"universel" mais d'alliances situées et de circonstance, de renégociations infinies.
Le travail de ce philosophe n'est pas désincarné, il ne se prétend ni d'un "universel" tout terrain ni d'une "vérité" plus légitime qu'une autre. Dans la lignée de l'épistémologie féministe, c'est un "savoir situé", Paul B. écrit d'où il est; la marge de la non binarité sexuelle et de genre. Mais ce n'est pas un livre sur la transidentité. Il n'est pas manichéen, il n'y a pas le mal contre le bien, pas de resucée moralisante, il y est question d'émancipations et d'ordre autoritaires, de forces libres et créatrices face à un imaginaire réchauffé et belliqueux. D'un vieux monde qui se ment sur ses propres mutations mais qui, dans un ultime râle, tente de tout (re)mettre au pas de sa marche militaire. Tel un Zarathoustra, qui décrétant la mort de Dieu met à bas tous les dogmes moraux sans les remplacer mais au contraire en appelant tout un chacun à exprimer les volontés de justice de son coeur, Paul B nous invite à changer d'angle de vue et à résister. Comme il y aborde quasi tous les sujets, il n'est pas non plus possible de synthétiser son propos. Sur la forme le même problème se pose tant il s'est tout permis. Je m'attarderai donc principalement à tenter de développer les motifs récurrents de l'oeuvre.


Dysphoria Mundi


Paul B. Preciado a dû confirmer le diagnostic de "dysphorie de genre" pour pouvoir suivre le processus de "changement de sexe", avant de se perdre/trouver en chemin et de choisir que la destination (être un "homme") n'était pas la fin en soit de sa mutation. Il nous propose d'élargir ce diagnostic de "dysphorie" au monde qui nous entoure, non pas comme une pathologie qui nous toucherait mais comme un outil utile à ce virage ontologique. Car ce monde qu'on nous vend est définitivement insoutenable et ce n'est pas nous qui sommes malades mais la "réalité" comme matière unifiée par le capitalisme pétro-sexo-racial (il ne faut être allergique aux termes valises à rallonge). "Dysphoria mundi" est le mantra central de ce livre, car où que se pose tes yeux, il y est. Un monde étouffé de béton, de bitume, d'écrans, de publicités, de brumes toxiques, d'êtres vivants définis par le marketing et les totems libéraux occidentaux, d'objets au coût externalisé dans une misère lointaine et invisibilisée, d'individus enfermés dans leurs prothèses cybernétiques se pensant libres dans le monologue avec la machine, se pensant uniques comme copies conformes, un monde qu'on ne peut penser qu'avec des concepts calibrés pour garder l'ordre en place, où tout est sclérosés/absolutisés comme d'un cotés ou de l'autre de frontières mentales prédéfinies mais artificiel. Car il n'y a pas de fatalité, et ces mots nous pouvons nous les réapproprier et transformer la matière même du réel. Défaire les binarités, les valeurs et les hiérarchies d'un régime de pouvoir en bout de course et autodestructeur. Bref, hacker la pensée pour buguer le logiciel néo-réactionnaire et capitaliste. L'auteur ne se gène d'ailleurs pas pour manipuler la langue, pour s'essayer à créer des pleines brouette de mots, de concepts (parfois même sous la forme de liste de variations sur un même motif). Puisqu'”au commencement était le Verbe” dans la digne continuité des penseurs du constructivisme social (comme Donna Haraway avec son "matériel-sémiotique" et sa “nature-culture”) et W. Burroughs qui envisageait les mots comme des virus modifiant leurs hôtes machine-humaines. Il est temps de faire du Verbe vivant qui bouleverse les humains et retisse la trame du réel.


Wuhan est partout


Reprenant le "Hiroshima est partout" de Günther Anders, Preciado propose "Wuhan est partout" et c'est presque plus explicitement vrai que pour la bombe, tant le virus a modifié la face et les habitudes de la planète de façon quasi-simultané et uniforme. L'affirmation est fondamentale, ce qu'il s'est passé au printemps 2020 est sans précédent et irréversible pour l'humanité. le confinement général de l'humanité a marqué les esprits, a tout changé à sa façon. Changement de la perception qu'on avait d'une "nature" qui après avoir été ressource généreuse et passive s'est mutée en un dieu invisible, vengeur et actif. Une nature qui aura brièvement réinvesti nos rues en nôtre absence, peut être l'image la plus porteuse d'espoir de la décennie. Changement de perception sur nos corps, finalement plus vulnérables et mortels qu'on n'arrivait à le concevoir. Mais surtout, vulnérabilité des corps de ce nord économique blanc et âgé. La pandémie aura mis à jour la dépendance économique de nos superpuissances mondiales et comme une malédiction qui remonte la chaîne alimentaire capitaliste sera venu jusque dans le lit de nos vieux riches qui se pensaient inatteignable dans leur puissance. Wuhan est partout à plus d'un titre car en réduisant nos interactions à n'être plus que virtuelle, c'est aussi nos appareils, produits dans les quartier-usines de Wuhan pour la plupart, qui sont devenus indispensables.


Narrator is out of joint


Preciado reprend les mots d'Hamlet après l'apparition du spectre de son père, “time is out of joint”, le temps est détraqué. La plupart des chapitres du livre en sont une variation “XXX is out of joint”. Pour beaucoup de cas le Covid est le catalyseur mettant en exergue ce qui clochait déjà avant de façon plus diffuse. L'auteur aura souffert du virus très tôt dans la pandémie, période qu'il relate à la manière d'un journal intime. le monde qui déraille dehors, à travers les écrans, en une dystopie surréaliste inconcevable quelques jours plus tôt. le confinement mettant à distance le monde, mettant à bas les masque de ce qui n'a jamais vraiment tourné rond, de ce qui roulait sur des rail qui n'avait aucune raison d'être ainsi, de nous mener à ce nul part là.


Nôtre-Dame de la pédocriminalité institutionnelle, priez pour nous


Autre motif textuel repris en multiple variations; l'oraison funèbre.
2020 a commencé avec la cathédrale Nôtre-Dame en flamme à Paris et c'est tout un symbole, préfigurant pour certain la catastrophe à venir, pour d'autres les effets des crimes de l'église. La cathédrale qui brûle c'est certainement pour Paul avant tout le symbole de l'effondrement d'un astronef qui emmena le peuple médiéval à la rencontre de son créateur, l'appareil de propagande d'une autre époque, aujourd'hui révolue, à l'heure du rapport de la CIASE. Ces oraisons sont adressées à de multiples plaies qui nous accablent, les entreprises du technococcon (GAFAM), le gavage aux antidépresseurs, anxiolytiques et consorts comme seule réponse au mal-être, la réponse nécrobiopolitique à toute problématique de santé de la main d'oeuvre occidentale (Bigpharma), etc.... Au passage il relate un événement, que j'avoue n'avoir pas vu passé non plus, la dernière révision en date de la déclaration de Genève en Octobre 2020 qui aura vue un tas de dirigeant du monde se mettre d'accord pour rouvrir la liberté des états à légiférer sur l'avortement et replacer la famille hétéro-patriarcale comme seul et unique modèle de reproduction (excluant l'homoparentalité et la plupart des dispositifs de naissances assistés). Les dirigeants de ces États n'ont pour certains rien en commun, des petits dictateurs africains, Trump ou Orban. Ils sont indifféremment musulman intégriste ou fondamentaliste chrétien comme le souligne l'auteur. Leur point commun est l'intention de lever le bouclier des repères patriarco-religieux contre les “déviances” du monde contemporain qui menacent la famille, le mariage ou les enfants(sic).

Le livre n'est pas seulement critique, ou théorique, il nous donne des clés pour traverser le feu. Il nous donne une feuille de route pour venir en aide à nos soeurs polonaises dont les droits sont en train de reculer. Preciado dit ne jamais avoir connu de véritable démocratie, le choc du putsch espagnol de 1981 est gravé dans sa mémoire. La fragilité et l'illusion de nos systèmes représentatifs, où chaque progrès social est susceptible d'être écrasé du jour au lendemain. Où l'opinion publique, influencée et infantilisée peut elle-même réclamer le bâton. Où le “there is no alternative” a été rentré au forceps dans nos consciences à la faveur d'une économie de marché omnipotente vorace et débridée. A la manière d'une initiation chamanique, il décrit le voyage orphique où la crise du covid nous aura mené. le résultat en est la conjuration des anciennes limites, la découverte de nos essences niées si longtemps. le livre s'achève sur une lettre ouverte au nouvelles générations de militant.e.s et d'activistes, un texte plein d'espoir nous encourageant à créer des réseaux à innover dans nos pratiques, à considérer les institutions oppressives comme des coquilles vides où la pantomime jouée ne berne plus personne, à considérer nos adversaires politique comme effrayés et jaloux face à l'étrangeté des nouvelles formes de vies qui s'éveillent et s'épanouissent de partout. Créant un nouveau langage et de nouvelles pratiques, c'est le bonheur dans nos luttes, les liens qu'on y tisse qui nous sauveront de la barbarie techno-féodale et la de la destruction de l'équilibre du vivant qui menace.
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