Imagine un peu ce que ça fait de haïr ton propre corps.
J'ai l'impression qu'il me retient prisonnier. Qu'il m'étouffe.
-Je suis venue parce qu'il faut que je te parle d'un truc, poursuis-je.
-Moi aussi. Tu te rappelles tous ces moments qu'on a passés ensemble. Moi, j'ai tout oublié.
-Ça n'a plus d'importance.
-Pour moi, si. (Il sort son téléphone de sa poche.) Cette photo de nous...
Il me la montre et nous la contemplons un instant en silence. L'image nous représente tous les deux, enlacés, heureux. La parfaite évocation du bonheur.
D'un bonheur factice. Car sous le visage de Blake se cachait en réalité le Vieux.
La vue de cette photo me cause trop de peine. Je préfère détourner le regard.
Les précieuses roses de ma mère, mortes ! Les buissons ressemblent aujourd'hui à des squelettes tendant leurs bras décharnés dans l'espoir vain qu'on vienne les sortir.
Et quoique mon aspect ait changé, je suis toujours le même. Dans le fond, qu'est-ce qui me définit? La peau? Une séance de laser suffit à la transformer. Les muscles? Ils sont faciles à développer grâce aux appareils électromédicaux. La graisse? Un traitement par le froid et hop, elle disparaît. J'espère que je suis bien plus que tout ça réuni. Plus que ça, répète-t-il en désignant le corps de Jeremy Stone d'un geste englobant. Je suis ce que je pense. Ce que je crois. Ce que je ressens.
Il entrelace ces doigts aux miens, m'attire près de lui et se penche sur mon visage pour m'embrasser.
Nos lèvres se joignent. Il m'embrasse en tant que lui-même. Sans intermédiaire de Blake ou de Jeremy.
Sans porter de masque.
C'est le paradis.
Ensemble, nous nous dirigeons vers notre destin, un destin dont nous serons désormais les maîtres.
Mon ennemi est ancré dans ma tête, inaccessible et invulnérable.
J'ai subi un relooking à la Banque des Corps, tout comme toi. Mais ça n'a pas changé qui je suis. On finira tous vieux et fripés, malgré la chirurgie au laser. Par contre, si on est bien dans sa tête, on vieillira mieux, crois moi.
Je suis ce que je pense. Ce que je crois. Ce que je ressens.
Je garde pour moi tous les détails qui défilent de nouveau dans ma tête. Nos chevaux traînant des sabots, côte à côte,tandis que nous regardions le soleil décliner derrière les montagnes. La manière dont il m'a tendu l'orchidée, la première fleur qu'un garçon m'ait jamais offerte. Revivre ces souvenirs est douloureux. Non pas parce que ces instants appartiennent désormais au passé. Plutôt parce qu'il n'ont jamais vraiment existé. Pas avec ce Blake, en tout cas.