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Critique de 4bis


4bis
09 septembre 2023
On avait fini A l'ombre des jeunes filles en fleur sur cette glaçante image du jour d'été s'encadrant dans la fenêtre de l'hôtel, « aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n'eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or ».

Charmant souvenir de vacances que le petit Marcel ramène de son premier séjour à Balbec !

Cette fin et tout ce qui précédait en matière de ratiocinations nostalgiques et stériles de la part d'un adolescent prépubère m'avaient mise dans un état d'agacement et d'incrédulité que certains se rappellent peut-être encore.

Bien sûr, Proust considérait la Recherche comme un tout et ce n'est pas lui être loyal que de commenter une césure qui n'est due qu'à des exigences éditoriales. Il n'en reste pas moins que j'ai senti un net changement d'atmosphère en entamant du côté de Guermantes. Et heureusement !

Ce qui a commencé à me réconcilier avec lui, c'est la confession que fait le narrateur de l'erreur dans laquelle il se trouvait autrefois d'avoir voulu figer la Berma dans la gangue d'une admiration ne faisant que la détruire. Fossiliser le vivant n'est pas le meilleur hommage qu'on puisse lui rendre semble enfin avoir compris le narrateur. le voilà donc capable de reconnaître le prix de « gestes instables perpétuellement transformés », du « fugitif », du « momentané », du « mobile chef-d'oeuvre ».

Dans mes bras, mon ami, tout est pardonné !

Partie sur un autre pied, notre relation n'a fait ensuite que s'étoffer des milles attentions, réflexions sagaces et joliment plaisantes que l'on a entre amis lorsque l'on cherche à renforcer une douce complicité. Ainsi, Proust connaissant mon intérêt récent pour les strates successives d'ancestrales ascendances telles que les définit Morizot (tous les animaux par lesquels notre évolution nous a fait passer et que nous gardons à même la peau), Proust, disais-je, a parsemé en conséquence son texte de bestioles diverses qui jaillissent malicieusement des endroits les plus inattendus.

Ces sont les « trois Parques à cheveux blancs, bleus ou roses », antiques reliques ornant le salon de Mme de de Villeparisis qui se sont livrées à une inconduite qui ne peut être que « proportionné à la grandeur des époques antéhistoriques, à l'âge du Mammouth. » C'est la maladie de sa grand-mère qui fait sentir au narrateur que notre corps n'aura jamais aucune pitié pour nous, que négocier avec lui, ce serait comme « discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau, avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. » Il y a bien sûr « la forme confuse du protozoaire dépourvu d'existence individuelle » que se sent être le narrateur dans le divin regard de la duchesse de Guermantes à l'Opéra. le moment du premier baiser à Albertine où on apprend que « l'homme, créature évidemment moins rudimentaire que l'oursin ou même la baleine, maque encore cependant d'un certain nombre d'organes essentiels, et notamment n'en possède aucun qui serve au baiser. » Et, last but not least, le renne avec lequel est comparé Monsieur de Charlus, qui tire du spectacle des gens du monde la matière première de sa conversation, comme ces cervidés le lichen, les mousses, dont « une fois digérés » ils font un aliment assimilable pour les Esquimaux.

N'est-ce pas chou, toutes ces allusions à mon dada du moment ?

Amadouée par tant de sollicitude, riche de cette collection hétéroclite de spécimens que n'aurait pas reniée le professeur Burp des Rubriques à brac, je me suis sentie l'allant pour flatter à mon tour la marotte de mon nouvel ami : le nom et ses relations avec l'imagination.

Il m'a semblé que ce n'était finalement qu'un jeu de trame. Verticalement, et dans une relative homogénéité d'usage, il y a les noms qui font rêver. La Berma donc, cantatrice de son état, Elstir, le peintre, Balbec, Combray, Guermantes, Vinteuil, Venise, etc..
Ce sont les récipients destinés à contenir une précieuse substance. A ce compte, ils sont d'ailleurs parfaitement substituables l'un à l'autre, entendre la Berma revient à partir pour Balbec, penser à Gilberte ou gagner Venise. Par métonymie, vous pouvez aussi les remplacer par un bout de vitrail, une madeleine, une aubépine, une certaine qualité de la lumière. (Les dames aimées, objets de tant d'attentifs soins circonstanciés, apprécieront.)

La question d'importance réside plutôt dans la nature de ce qui remplit ces noms-vases. le côté horizontal de ma démonstration. Ce sera ce que les expériences de la vie vous amèneront combiné à la représentation que vous en aurez conçue précédemment. Ainsi le nom de Guermantes contient-il une somme de féérie, d'histoire aristocratique, de nostalgie propre à Combray que la collusion avec son incarnation par la duchesse de Guermantes va tour à tour confirmer, trahir, étoffer, révéler.

Quand elle met les mêmes robes que toutes les autres femmes de sa condition, Oriane se montre d'un commun qui n'honore pas son nom. En revanche, quand elle utilise des vocables anciens, a des intonations venant directement de Guermantes, son langage acquiert une pureté, « cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée ». Cruel tableau de qui est loué pour son conservatisme langagier, son absence de morale et de réflexivité. Mais au moins ainsi, la duchesse aura fait jaillir ce qu'est vraiment Guermantes pour le narrateur.

Limite de l'exercice, lorsqu'elle se montre spirituelle et brillante mais affreusement snobe et mondaine à ses dîners, est-ce Guermantes qu'elle exhale ? La question ne manque pas de tourmenter le narrateur qui ne peut se résoudre à adorer une telle vacuité pas plus qu'à briser l'idole que constitue la duchesse de Guermantes à ses yeux.

Récapitulons : le contact avec les expériences de la vie va donc se charger de faire varier la définition que l'on pouvait conférer aux noms-réceptacles. Mais ce ne sera jamais qu'à la lumière que lui donnera l'imagination. Et il pourra même arriver que la réalité n'ait aucune chance de pénétrer dans ces arcanes.

Prenez cette pauvre Albertine qui a été l'objet d'une looongue et confuse rêverie enamourée dans A l'ombre des jeunes filles en fleur. Grandie, émancipée, elle se trouve un après-midi dans la chambre du narrateur et se fait embrasser. On se dit que c'est le moment tant attendu, la consécration physique de tant de rêveries éthérées. Ca y est, Marcel conclut ! On va en avoir pour des tartines et des tartines de congratulations dégoulinantes, d'idylliques représentations que le mythe des androgynes n'a jamais atteintes.

Pas du tout.

Bonne pâte, Albertine rend les baisers tant et plus que « ses caresses amèn[ent] la satisfaction (…) dont [le narrateur] avai[t] craint qu'elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable ». Faites-vous une idée précise de la chose et repérez, au passage le glissement, l'équivalence Albertine = Gilberte. Même au plus fort des ébats, à l'acmé de la jouissance, la jeune fille n'existe pas pour elle-même. de vase, elle a, plus que jamais les attributs.

Cette étreinte vide d'ailleurs Albertine de tout ce qu'elle représentait. C'est que le narrateur, non seulement pense à Gilberte, mais en désire une autre, qu'il n'a même jamais vue, Mme de Stermaria. Et hop, une troisième nana dans le lit !

Mais surtout, « c'est la terrible tromperie de l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d'ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l'imagination, peut avoir fait aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création fictive à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler. »

Vous voyez l'entourloupe ? le réel n'existe pas, seule l'imagination et le souvenir président à remplir les noms de ce qu'ils voudront bien y mettre. On comprend mieux alors qu'ils soient interchangeables. le tout est de tisser entre ces deux instances et la vie assez de points de correspondances pour que puisse s'exprimer cette forme de vérité qui précipite enfin le nom et la chose rêvée en une unique substance.

A ce point de nos relations, Proust et moi, je me suis sentie reprise de mes préventions antérieures. Et ce n'était pas l'offrande d'un Mammouth ou d'une pieuvre qui allait suffire à m'amadouer. Et puis je me suis gourmandé et rappelé ma promesse solennelle de ne pas me focaliser sur ce qui ne pouvait être changé. Et de porter mon attention plutôt sur l'extraordinaire richesse de combinatoires que représente un tel système. Sur le miroitement des sens que dissimulent des propos aux apparences souvent définitives. Derrière la phrase aux allures de sentence, l'utilisation du présent gnomique, on trouve bien souvent une fantaisie, une inventivité qui enchantent et révèlent le triomphe paradoxal de l'impermanence, du mouvement, de la vie.

Allez, copain, on remet ça et on prend date pour Sodome et Gomorrhe ?
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