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Critique de berni_29


Longtemps je me suis fait une montagne de Proust. Pas une montagne magique, non… Un chemin laborieux peuplé d'aubépines aux branches piquantes et acérées.
Longtemps les amateurs et amoureux de Proust m'ont également fait tout autant peur. Mais lorsque j'en ai rencontré quelques-uns, - quelques-unes devrais-je préciser, j'ai pu me rendre compte qu'ils étaient comme moi faits de chair et d'os, surtout de chair, et non pas quelques rombières évanescentes trempant des madeleines rances dans des tasses de thé à la verveine.
Longtemps j 'ai considéré que je n'étais pas prédisposé à lire et aimer Proust. Je portais un regard façonné de représentations toutes les unes plus fausses que les autres : une oeuvre écrite par un mondain pour des mondains, un monde peuplé de snobs et de dandies qui n'avaient rien d'intéressant à me dire, une écriture datée et hermétique.
« Je tournai le dos comme un baigneur qui va recevoir la lame. »
On dit qu'À l'ombre des jeunes filles en fleurs serait la suite logique et chronologique du premier volume d'À la recherche du temps perdu, du côté de chez Swann.
Deux ans se sont passés depuis la fin d'Un amour de Swann, élément central du tome précédent. Y étaient décrites les turbulences de la liaison entre Swann et Odette de Crécy. On les retrouve mariés, au début de ce tome II, sans que rien n'ait été dit sur la façon dont ce mariage a été amené et sur la manière dont la cérémonie s'est déroulée. Cette union conduit Swann a descendre d'un cran dans le niveau de ses relations sociales.
Dans mon voyage qui m'amène à revenir vers Proust, deux mois se sont écoulés. Cette attente a été faite d'impatience et de peur.
C'est sans doute le ton d'une confidence qui m'a convié à ce nouveau rendez-vous avec Proust.
Alors j'ai pris mon temps pour lire ce second opus. D'ailleurs, existe-t-il une autre manière de lire Proust que de prendre son temps ?
Me croirez-vous si je vous avoue que ces pages sont emplies de sortilèges ?
Je pourrais vous parler de quelques personnages de ce roman, mais pour ceux qui n'ont jamais lu Proust, ce serait comme vous parler de mes amis ou de la fête des voisins… Si je vous évoque les Verdurin, Swann et Odette de Crécy, Elstir, la Berma, Bergotte, Françoise, Andrée, Gilberte, la grand'mère, Albertine… cela ne vous parlera sans doute guère et vous aurez raison car ce n'est pas ce qu'il y a de plus important dans ce texte. de même que les lieux évoqués dans ce roman sont évocateurs, le salon des Verdurin, le Grand Hôtel de Balbec, l'atelier d'Elstir, l'hôtel des Guermantes…
Il y a bien sûr un arc narratif qui sous-tend le texte, qui convoque des personnages, des lieux, une histoire…
Mais le personnage principal de ce roman est bien pour moi son écriture et ce qui compte aussi c'est la façon de convoquer par le cheminement de cette écriture intelligente, nuancée et parfois ironique il faut bien l'avouer, des émotions, des sensations, l'éveil des sens, le désir, des rebuffades, des regrets, une manière de dire la douleur du chagrin avec sensibilité et élégance.
C'est une écriture emplie d'enchantement par sa finesse et sa subtilité, une écriture qui ouvre des possibles.
Il ne se passe rien ici, la seule aventure c'est l'écriture. Proust remplace ici l'imagination par la sensibilité des ressentis. C'est la réalité qui se prend pour un rêve éveillé, dans l'immobilité des choses.
L'écriture de Proust m'a fait entendre une voix, un vertige, mes propres émotions de lecteur, peut-être d'homme tout simplement. Elle est pour moi un chemin inouï pour entrer dans ce rapport intime au monde, pour le visiter, en éprouver non pas une certaine vision, mais plutôt les sensations.
À l'ombre des jeunes filles en fleurs, il y a un mot qui m'a tout de suite interpelé dans ce titre. Non, non, vous ne m'entraînerez pas sur ce chemin espiègle et polisson… Quoique j'y reviendrai plus tard… Je voulais seulement parler ici de l'ombre citée dans le titre qui sous-entend qu'à un autre endroit existe une lumière vive, arrogante presque, celle peut-être d'un soleil qui écraserait le paysage et parmi lequel la vue soudaine de quelques jeunes filles sur une plage offrirait la protection d'une ombrelle ou d'un parasol. J'y ai vu la sensibilité douloureuse d'un homme, disons le Narrateur, une sensibilité à fleur de peau justement, fuyant la brutalité du monde et découvrant la possibilité d'y trouver une connivence intime à sa musique intérieure. Plus tard, c'est peut-être cette lumière qu'Elstir répand dans ses tableaux qui exalte justement les ombres, ces ombres sous lesquelles le Narrateur cherche à abriter les bruits de son âme.
Le Narrateur n'est pas Proust et Proust n'est pas le Narrateur. Je me souviens de m'être fait cette réflexion à plusieurs reprises durant ma lecture et pourtant le Narrateur lui ressemble tout en étant son contraire. Nous voilà bien avancé !
J'ai aimé suivre l'errance de ce Narrateur dans le clair-obscur de cette écriture, entrer dans la lumière d'un tableau figurant un soleil couchant, épier les jeunes filles en fleurs au détour d'une dune, les observer comme lui, y voir des constellations.
Proust m'a rendu le monde à son ingénuité, comme si j'en avais furieusement besoin dans ce temps qui passe parfois trop vite.
C'est sans doute dans cette image à la fois cocasse et touchante que j'ai deviné la dimension sociale de ce récit, le Narrateur éprouve un désir effréné à entrer dans le groupe composé de ces jeunes filles en fleurs "étourdies, coquettes et
pieuses", partager leur vie, peut-être qui sait, devenir l'une d'elle enfin. J'ai eu l'impression soudaine d'être le Narrateur à mon tour et d'avoir déjà vécu cet instant fragile et fugace…
J'avais l'impression de me transformer au fur et à mesure que je pénétrais les volutes du texte. L'oeuvre était là, immuable, ne m'avait pas attendu pour saisir d'autres lecteurs dans sa nasse ou les repousser à jamais vers d'autres rivages moins opaques et je ne l'avais pas attendu non plus pour exister à ma manière.
Je me suis pourtant rappelé combien la littérature peut nous façonner par d'insoupçonnés et imperceptibles mouvements, par des chemins inattendus qui innervent ce que nous sommes et ce que nous pouvons devenir.
L'écriture de Proust m'a apporté ici sa légèreté et l'envie vorace de ne plus être ankylosé par des livres qui ne me parleront jamais.
Les livres qui ne m'intimident pas ne m'intéressent plus. Enfin, à quelques exceptions près, bien sûr...
Je continuerai de craindre l'écriture de Proust, mais maintenant je sais un peu mieux l'apprivoiser…

« Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs ».
Les Fleurs du malCharles Baudelaire

Cette lecture commune avec quelques amis fut un délicieux moment très inspirant. Merci à eux pour les échanges si riches durant cette aventure proustienne insolite.
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