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Critique de MarcelP


"Car il est vraiment des choses qui ne doivent point nous être montrées. Et à voir que toute ma vie s'épuise à essayer de voir ces choses, je pense que là est peut-être le secret caché de la Vie." (feuillet 39)

Il serait présomptueux de ma part d'avancer que j'ai goûté à sa juste mesure cet ouvrage sorti des limbes : il s'adresse avant tout aux exégètes de ce texte sacré (La Recherche) et autres proustologues avisés. Cependant, sa lecture en est exaltante malgré l'état d'ébauche et le sentiment d'incomplétude inhérents à ces fragments rassemblés, malgré l'aridité d'un appareil critique particulièrement minutieux.

Déchiffrer ces incunables proustiens c'est assister à l'exploration radiographique d'une toile de maître, en ôter les repeints, y retrouver les épures liminaires du génie ; c'est retrouver sur une robe de Fortuny, le piquetage d'une craie de tailleur, en défroisser le séculaire patron en papier de soie ; c'est découvrir sous les fondations d'une cathédrale, les reliques d'un culte oublié...

En 1908, Proust ébauche dans ces précieux feuillets l'oeuvre d'une vie. Il ne s'est pas encore affranchi d'éléments biographiques par trop patents aussi y affleurent encore les ombres des bien-aimés : Jeanne sa mère vénérée, Robert le jeune frère jalousé, une grand-mère excentrique, un oncle libertin... Tout est déjà là, en place, le romancier en démiurge méticuleux ne fait que rassembler les pièces éparses de son titanique poème. La mémoire involontaire, les arbres d'Hudimesnil, les aubépines, le baiser vespéral, les jeunes filles en fleur, Balbec, Venise, les esquisses d'Albertine, de Swann ou des Guermantes, la rousseur de Gilberte... tout ou presque vous dis-je.

Dans le chapitre "Séjour au bord de la mer", nous entrons de plain-pied dans le laboratoire de l'écrivain avec ses expansions, ses remords, ses redites. D'une version à l'autre, les reprises d'une même expression permettent des phrases dilatées, d'autres réfractées, le vocabulaire se diapre d'ombres ou de lumières, les mots sont sacrifiés pour mieux être adoubés. le lecteur est bouleversé par l'inaltérable constance d'un Proust bâtisseur.

Retrouver à différents stades de développement la poétique proustienne à travers l'épisode des carafes de la Vivonne -dont l'étude de Philippe Lejeune m'avait durablement marqué*- est particulièrement émouvant. On passe, dans le merveilleux chapitre intitulé "Le côté de Villebon et le côté de Méséglise" d'une simple mémoration visuelle ("c'était un filet d'eau dormante (...) où un gamin était toujours en train de plonger une carafe qui se remplissait au soleil de têtards et de vairons, entre les nénuphars et les boutons d'or de la rive."), à une amnésie consentie ("parfois des gamins mettaient des carafes dans la rivière pour (...) prendre (les têtards)") puis à une ampliation allégorique ("à l'endroit où des gamins plaçaient toujours des carafes dans la rivière, plus fraîches à voir ainsi étinceler entre l'eau qui les emplissait et l'eau qui les entourait que sur une table servie, et où se prendraient beaucoup de ces vairons et têtards que çà et là dans la rivière, nous nous amusions à voir brusquement s'agglomérer comme si l'eau enfin sursaturée les avait contenus jusque-là en dissolution, puis se disperses tout d'un coup."). du souvenir larvaire à la nymphe lumineuse du texte définitif**, une mue géniale s'accomplit sous nos yeux.

Un recueil séminal.

"Enfin s'éleva un jet d'opale, par élans successifs [...]."


* Recherche de Proust, Editions du Seuil, 1980.

** "Je m'amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l'image de la fraîcheur d'une façon plus délicieuse et plus irritante qu'elles n'eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu'en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l'eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir." (Du côté de chez Swann, 1913)



Lien : http://lavieerrante.over-blo..
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