Ils possédaient tous deux l’étrange maturité des orphelins, cette façon de poser sur la vie un regard perçant et farouche, et aussi, songea Emma, une pureté enfantine qui en faisait des êtres droits et sensibles. Ce qui blessait l’un abîmait l’autre. Si on les séparait, chacun d’eux s’étiolerait, Emma en était sûre.
Durant sa longue carrière de colporteur, il en avait croisé, des ivrognes. Les hommes à l’alcool mauvais, il les reconnaissait d’emblée, et les fuyait plus vite encore. Les errants comme Andrio étaient une proie facile pour la colère nourrie de vinasse : le lendemain, ils migraient vers une autre ville, avec leurs membres meurtris et leurs faces éclatées, et ceux qui les avaient cognés pouvaient se convaincre de n’avoir rien fait, ou mieux, d’avoir fait œuvre de salubrité publique.
Elle était née en 1908, elle savait ce que c’était de grandir en temps de guerre, de voir les femmes en pleurs, et les hommes revenir la gueule cassée. Lui était né en 1913 et avait peu de souvenirs. Il se rappelait surtout les propos de son père qui n’avait cessé de lui raconter la guerre, comme seul un homme qui n’avait pas été mobilisé pouvait le faire. Parce que Pierre l’avait constaté : les hommes revenus vivants des tranchées n’en parlaient pas, ou alors juste entre eux, par allusions voilées.
On ne peut rien faire sans prendre l’avis des Anglais, et les Soviets ne se décident pas à rejoindre notre alliance : au train où vont les choses, on mangera bientôt dans la main d’Hitler.
Gabin, de son côté, demandait des éclaircissements à Emma sur la situation politique en France et en Europe. D’abord réticente à partager ses craintes avec lui, elle finit par lui livrer sa vision des choses, la certitude qui l’habitait depuis longtemps qu’il fallait se préparer à une guerre contre l’Allemagne. Elle lui expliqua aussi combien elle avait fondé d’espoirs sur le Front populaire en 1936, et combien elle avait été déçue par son incapacité à enrayer la hausse des prix et par son refus de soutenir les Républicains espagnols face aux franquistes.
Contrairement à ce que tu as l’air de penser, je ne suis pas la seule à vouloir repousser une grossesse. Plusieurs femmes de l’Union syndicale des enseignantes sont venues me demander des conseils à ce sujet. Si les hommes partent se battre, elles seront seules pour nourrir leur famille : un bébé serait malvenu.