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Critique de JustAWord


C'est encore une inconnue en France mais cela risque de ne pas durer.
Pour cette rentrée littéraire, les excellentes éditions Aux Forges du Vulcain font l'audacieux pari de traduire le premier roman de l'Irlandaise Sue Rainsford : Jusque dans la terre. Critique d'art et passionnée de films d'horreur, elle vous convie à un voyage au coeur de l'étrange, à la lisière entre le body-horror et le roman initiatique. Un voyage atypique qui risque bien de vous surprendre et cela dès la première page…

Dans un petit village quelque part, une fille et son père soignent et guérissent.
Cette fille, elle s'appelle Ada.
Et son père, lui, n'a d'autre nom que Père.
L'époque ? Impossible de savoir.
Mais le plus surprenant, ce n'est ni le lieu ni l'année.
C'est la nature d'Ada et de son Père…et leur façon de guérir si particulière.
Sue Rainsford nous immerge dans le body-horror en un claquement de doigt. Elle convoque l'ombre tutélaire de David Cronenberg pour donner la parole à Ada elle-même qui nous raconte le don qu'elle partage avec son Père dans un style haché, tantôt poétique tantôt élusif.
Ensemble, Ada et son Père accueillent certains habitants du village pour soigner leur maux. Mal de dos, grossesse difficile, ménopause…
… En chantant pour hypnotiser avant d'ouvrir les chairs pour y décrocher le mal. Et lorsque la chose ne suffit pas, lorsque la maladie est trop coriace, le patient rejoint la Terre derrière leur demeure, enterré à demi-vivant, retravaillé par l'humus. Pour une nouvelle chance. Mais la Terre est dangereuse et sournoise et il faut beaucoup de prudence et d'expérience pour guérir et ne pas nuire. Ne pas transformer le malade en quelque chose d'autre, en quelque chose de différent.
Petit à petit, on comprend qu'Ada et son Père ne sont pas humains. Ada se fabrique un sexe après une première tentative infructueuse avec un adolescent de son âge (ou qui semble de son âge, car Ada est bien plus vieille qu'on ne le croit) avant de tomber amoureuse de Samson et de le laisser venir en elle. Mais son père réprouve cet amour. Il ne faut pas être trop familier avec les cures, ce nom improbable qui désigne les êtres humains qu'ils soignent tous les deux à longueur de journée.
Il est difficile de dire à quel point le roman de Sue Rainsford est une plongée radicale dans un fantastique étrange et complètement à part. le récit d'Ada est régulièrement interrompu par les témoignages des habitants du village à propos de ses guérisseurs inquiétants. Entre terreur et fascination, on avance à tâtons dans le récit, à la fois ému par la solitude et le besoin d'amour évident d'Ada et la nature carrément glaçante de ce duo plus animal qu'humain.
C'est de l'ambiguïté manifeste d'Ada face aux sentiments humains que va naître l'inconfort du récit, donnant cette aura unique et poisseuse à l'histoire offerte ici par Sue Rainsford.

Sous ses dehors de fable macabre, Jusque dans la terre raconte la vie d'une jeune femme qui s'éveille à son corps et à l'amour. Cette découverte rime cependant encore avec étrangeté puisque, comme nous l'avons dit, Ada n'est pas humaine et elle n'arrive pas forcément à comprendre toutes les subtilités des sentiments humains ni les perversions qu'ils peuvent cacher.
Grâce à une maitrise sidérante du non-dit, Sue Rainsford nous offre un autre monstre à visage humain avec Samson. Mais on ne le comprend que pièce par pièce, sous-entendu par sous-entendu. Ada se retrouve ainsi à devenir adulte mais en faisant des choix violents et égoïstes, des choix où la vieille marotte qui veut qu'un homme peut changer au contact d'une femme qui l'aime passionnément va prendre un tout autre sens. L'autrice irlandaise s'amuse à pervertir le sens des choses, à les rendre étrangères même quand elles nous semblent familières.
Les corps enterrés ne sont plus tout à faits morts, les maladies plus tout à fait explicables, les sentiments plus tout à fait humains.
Ada est comme la créature de Frankenstein, sortie du néant, modelée par un démiurge qui est autant un Père qu'une bête sauvage et un geôlier, découvrant le monde par le prisme d'une innocence qui finira rongée, pourrissante.
Jusque dans la terre, c'est aussi un roman de femmes, qui parle des violences qui leur sont faites, des maux qu'elles taisent durant la grossesse ou dans la vieillesse, des traces laissées par le temps et par les hommes. C'est un roman tout en métaphores, un mille-feuilles d'allusions qu'il vous faudra saisir mais avec précaution, au risque, vous aussi, de vous retrouver aspirer par la Terre.
Car c'est certainement la caractéristique la plus étrange du roman de Sue Rainsford, de vouloir lier le corps et la terre, la chair et le tellurique, l'animé et l'inanimé. Comme si l'on pouvait suspendre la vie ou, au contraire, l'éveiller et la transvaser par quelques dons proches de la malédiction.
Du village, Ada et son Père sont autant redoutés qu'aimés. Respectés pour leur talent mais craint pour leur différence. Toujours sur cette fine ligne entre lynchage populaire et reconnaissance éternelle. Difficile pourtant d'en vouloir aux habitants du hameau qui doivent se rendre en lisière de forêt dans cette lugubre demeure où des choses impossibles se déroulent. Où le Père chasse à quatre pattes pendant la tempête et où la fille ramène un bébé pas encore né à la parturiente en plein travail.
Craignez votre sauveur. Craignez la Terre.
Et honorez-les.

Sue Rainsford repousse les limites du fantastique et de l'horreur dans ce premier roman à la fois complètement fascinant et profondément malaisant. Jusque dans la Terre impressionne non seulement par son ton résolument weird mais aussi par la maitrise narrative et stylistique incroyable de sa jeune autrice.
Une expérience, assurément.
Lien : https://justaword.fr/jusque-..
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