Il y a quelques années, Andros lançait un nouveau produit qui allait révolutionner ma conception de l'humanité : les liégeois de fruits. Après en avoir mangé avec d'autres membres de mon espèce, amis et famille réunis, je compris que le genre humain ne pouvait se diviser qu'en deux catégories : ceux qui touillaient le liégeois en une bouillasse irrespectueuse, et ceux qui honoraient comme il se doit les strates de fruits et de chantilly. Mon père faisait partie de la première catégorie. Moi, de la seconde. Il est donc clair que nous ne pouvions pas nous entendre.
Je rêve d'ignorer le brouhaha, de laisser les autres à leurs histoires, et de rejoindre mon père. Mais quand on sait qu'il y a eu plus de cent milliards de morts depuis la naissance de l'humanité, arriverai-je un jour à lui mettre la main dessus ?
Plus j'apprends à connaître mon père, bien plus mystérieux que ce que j'imaginais, plus je m'attache à lui. C'est ironique quand on sait que ni lui ni moi ne pourrons aller plus loin dans notre complicité mutuelle.
Entre ces conifères, repose le secret le mieux gardé du sud-ouest : mon père et moi nous sommes aimés. A notre manière, sans trop savoir y faire.
Et puis le temps passe. On oubli pourquoi on est triste. On traîne son deuil jusqu'a ce qu'un jour, ça fasse moins mal.
Le désespoir, m'avait appris mon père, ça se vit dans l'intimité d'une chambre, d'une nuit océanique, ou ça ne se vit pas. p16
Avez-vous déjà rencontré un enfant unique ? Non que l'on soit si rares, simplement les Français aiment bien pondre des enfants par paire. Avez-vous fréquenté des enfants uniques à l'école ? Rappelez-vous comme vous les avez trouvé capricieux, ennuyeux, constamment en demande d'attention. Cette impression est tout à fait véridique. Mais vous êtes-vous demandé pourquoi l'enfant unique était à ce point soucieux d'être le centre du monde ? Figurez-vous que ce petit enfant sait qu'il mourra comme il est né : foutrement seul. Il sait qu'un jour sa mère va mourir et que son père finira par faire de même ou inversement. Et qu'alors, il ne lui restera plus personne.
Ce que j'ai vu ce soir-là, envers et contre toute raison, c'est son monde dans un bocal.
Voilà, en quelques heures, comme j'aurais appris le résultat d'un match sportif à la télé, j'ai appris que mon père n'était pas que mon père. Qu'il avait son histoire à lui. Cachée de tous.
C'est un peu infect quand on y pense, mais la mort est une bonne excuse, sinon la seule, pour être plus égoïste que d'ordinaire.