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Critique de JustAWord


Dans la catégorie OLNI, version science-fiction, ascendant barré, voilà que débarque un ogre, un vrai.
Pour son premier roman, Lucien Raphmaj n'a pas vu les choses en grand, non. Il les a vu en rêve(s). Repéré par les éditions de l'Ogre, le français à la fois blogueur, essayiste et critique nous la joue hybride et allumé, avec quelques champignons en rab.
On espère que vous êtes prêts parce que ça tabasse sévère dans Capitale Songe, et que vos neurones ne risquent pas d'en sortir intacts.

Île à la dérive
On rentre dans Capitale Songe par une page noire avec des mots blancs…avant d'avaler des mots noirs sur des pages blanches.
Capitale Songe, c'est une île. Artificielle, naturelle, réelle, irréelle. Qui sait. Qui saura ?
Cette île au milieu d'un océan bouffé par les icebergs semble s'abîmer dans un avenir lointain où l'homme n'est plus vraiment homme.
Capitale Songe, c'est cinq quartiers : Asavara, son quartier central laid et vitrifié où se trouve Ananta, la banque des rêves ; Baie-Lune, décharge grossissante battue par la neige ou par le soleil ; Saï-Town et ses immeubles-serres pour nourrir ce qu'il reste des mortels ; TST-Est avec ses éoliennes mortes et son blanc manteau ; et Mõgulìnn, forêt de champignons géants sans cesse en extension et en extinction.
Capitale Songe, c'est le radeau à la dérive d'une société transhumaine, posthumaine, plusqu'humaine. Une société où les Intelligences Animales, les Intelligences Animales humaines et les Intelligences Artificielles cohabitent.
Les formes humaines qui restent n'ont, justement, plus formes humaines : le visage caché par des masques insectoïdes, recouvrant l'humanité-hybride d'une masse biopunk entre androïdes et humains, choses-insectes et choses-à-rêve.
Car vous l'aurez compris, à Capitale Songe, c'est le rêve qui importe.
Le capitalisme a atteint sa forme ultime, celle où les Intelligences Vectorielles (les véritables intelligences artificielles) ont transformé le rêve et le sommeil des autres en une monnaie d'échange, une denrée précieuse qui permet toutes les extravagances. Retirées dans le Hortex, sorte de réalité virtuelle absolue, les IV pompent les IA et les IAh tandis que les mystérieuses I², ces intelligences d'intelligence, trament et complotent dans leur coin.
Bienvenue dans un monde où le biologique et la machine se fondent et se dissolvent, un monde où la démocratie a laissé place à l'onarchie et au narcocapitalisme. Si vous pensiez échapper à la rapacité des puissants en dormant, c'est loupé.

Sommeil électrique
Dans ce noir au noir, rajoutons du noir.
Lucien Raphmaj nous guide donc avec des pages au noir (vous reprendrez bien un peu de noir ?) où un narrateur anonyme nous explique les mécanismes de Capitale Songe tandis que l'on bascule dans l'histoire avec des pages blanches et menaçantes.
Trois individus nous guident dans cette cité monstrueuse quelque part entre un Blade Runner sous LSD et une ville post-exotique 3.0.
D'abord, il y a Vera, humaine (enfin à peu près) et membre de la Dreamsquad, fanatiques d'une faction terroriste connue sous le nom de Vigilance qui n'aspire qu'à abolir le sommeil pour affamer les IV.
Ensuite, Kiel Phaj C Kaï Red, un Dissimulacre, c'est-à-dire un réceptacle de chair, de chitine et de métal conçu par et pour les IV, en l'occurrence ici Nova, intelligence mégalo et carnassière. Kiel Phaj C Kaï Red aime le bar d'Omega Terminus et le plasmodium, cocktail au goût de corps décomposé auquel on devient vite accroc.
Enfin, C-29, autre Dissimulacre dont l'IV a disparu et qui espère, en secret, libérer ses frères de la servitude des IV. Mais comment faire face à la puissance de ces intelligences vampiriques quasi-divines ?
Lucien Raphmaj imagine alors la catastrophe : une substance terrible, à la fois virale et primale, la V, comme Victoire, comme Vigilance, comme Vengeance, comme Vampire. La V, une veille ininterrompue qui ôte les rêves et remet les compteurs à zéro.
Mais d'où vient-elle et comment l'empêcher d'emporter l'île entière avec elle ? Comment survivre sans sommeil dans une société où le rêve est devenu une monnaie, un idéal, un fruit hypnotique ?

Rêves capitaux
Avec Capitale Songe, Lucien Raphmaj prouve que la science-fiction française peut être aussi exigeante qu'inventive et déstabilisante.
Concédons-le, Capitale Songe n'est pas aisé. Cryptique souvent, logorrhéique parfois. Sous l'oeil de Volodine pour la noirceur et pour la radicalité de son sentiment révolutionnaire, Lucien Raphmaj raconte un monde après l'homme où les frontières entre vivant et virtuel deviennent poreuses, lâches, suintantes. L'humanité par le prisme de l'intelligence devient ici une chose rampante, inquiétante, l'humain se fond avec l'insecte, se fond avec la machine, avec le végétal. le genre n'a plus grande importance, Ille ou elle peu importe, les intelligences voient après, au-delà, dans les étoiles.
Au lecteur de suivre…ou pas.
Cette folie littéraire désarme par sa puissance évocatrice et par sa langue, riche, obsédante, faramineuse. Une écriture qui menace parfois d'asphixie tel un Blake Butler en pleine collision avec William Gibson.
Quand Raphmaj pénètre dans l'esprit d'une IV, c'est 300 Millions version machine-mégalomaniaque, c'est une entrée presque incompréhensible dans la tête virtuelle d'une chose qui nous butine comme un miel neuronique et addictif.
Difficile, le roman l'est assurément jusqu'à ce que l'on se laisse porter par cet univers totalement fou où l'emprise capitaliste emporte tout. L'emprise des forts, des riches devenus IV, habitant leur monde à eux et pompant le reste directement à la source, dans la substantifique moelle de l'homme : le rêve.
Mais la résistance est là. Elle n'est pas unique, bien sûr. D'un côté, la Vigilance et sa révolte électrisante, de l'autre la Désistance, qui rêve d'un sommeil sans fin, d'une lente agonie qui mettrait un terme à toutes les agonies. Deux facettes de la révolution qui, comme chez Volodine, peut mener à tout et surtout à rien.
Les IV rêvent-elles d'insectes électriques ?
Roman politique mais subtil, qui joue avec les mots comme un Damasio mais avec brio et pas pour épater la galerie, Capitale Songe sécrète une drogue littéraire insidieuse qui infuse dans l'esprit du lecteur. Ses héros sont confrontés à l'ultime frontière, celui de l'enveloppe, celui de la transformation, de l'hybridation. Ici se mêle l'insecte, l'homme, la machine, la pieuvre, l'androïde…. Ici commence une nouvelle chance qui finira peut-être en une graine d'univers.
Assez fou pour tenir en haleine, l'intrigue analyse l'intérêt de la révolte et de la destruction, renvoie le divin à l'individu et transmute la capitale en hallucination totale.
L'ambiance au noir fascine et l'inventivité sournoise de Raphmaj surprend plus d'une fois. Capitale Songe vaut aussi, et surtout, pour son esthétique organique qui offre mille visions saisissantes d'un futur totalement autre, à la fois cauchemar et rêve, chair et métal.
Au milieu, les « sans-rêves, les sans-oublis, les sans-sommeil », nous, sous la lumière des néons qui vrille et nous assomme pour mieux nous contrôler.
Il faudrait surement un nouveau mot pour cette aventure littéraire liquide et solide à la fois : cyberpunk ? biopunk ?… Oniropunk ? Pourquoi pas. Rêvons.

Roman total à l'ambition folle, Capitale Songe offre un voyage expérimental et unique en son genre. Radicalement clivant, le premier univers de Lucien Raphmaj ne laissera personne indifférent, cauchemar ou rêve, à vous de choisir votre plasmodium. Une entrée en scène fracassante (et fracassée) pour amateurs d'étrangetés science-fictives sous acide.
Lien : https://justaword.fr/capital..
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