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Critique de Bologne


« Que faire de tous ces morts, où vivre, comment s'aimer ? » En une phrase se résument les obsessions de quarante siècles de littérature, et de huit romans de Mathieu Riboulet. La vie, la mort, l'amour. Peut-on encore faire chanter ces lieux communs de la littérature ? Oui, en retrouvant la sacralité qui leur donne leur densité de tragédie. Dans L'Amant des morts, Mathieu Riboulet avait réussi le pari de sacraliser le corps en faisant de la sexualité une cérémonie grave et rédemptrice. Les références bibliques donnaient à son narrateur une résonance christique que l'on retrouve dans ce roman, centré sur les sept oeuvres de miséricorde. Une question de rythme, mais aussi de suspension du temps — qui songe, avant de toucher le corps de l'Autre, à « se donner le temps du regard, s'accorder le temps de la pensée » ? —, et de suspension du jugement, au nom de la grandeur de l'homme, devant les excès de comportement réprouvés par la morale commune — « seuls les insensés, les assassins et les amants suspendent un instant leur mouvement avant d'atteindre l'autre ». La parenthèse temporelle crée un espace sacré, dans lequel le lecteur est prêt à tout entendre. « Je le dévêts en silence, nous sommes aux premières mesures d'une cérémonie du corps. »
le narrateur, français né après la guerre, porte en lui les persécutions subies avant sa naissance par les juifs, mais aussi les homosexuels. Comme beaucoup de Français de sa génération, il véhicule des lieux communs transmis par les mots sur le peuple qui a persécuté la génération précédente. Il attend la cinquantaine pour se rendre en Allemagne, et connaître un corps allemand. Mais dans cette étreinte, tout le passé qu'il n'a pas connu s'incarne violemment. Et les questions taboues s'engouffrent dans la faille. S'il avait vécu durant la guerre, s'il s'était trouvé face à face avec cet Andreas devenu son amant, l'aurait-il tué au nom d'un devoir qui le dépasse ? L'aurait-il aimé en bafouant un devoir qui le détruit ? S'il avait été allemand, aurait-il adhéré aux horreurs qui se déroulaient sous ses yeux, aurait-il eu la force de les dénoncer ? « Je cherche simplement à comprendre comment le Corps Allemand, majuscules à l'appui, est entré dans la vie française et continue à en façonner certains aspects, malgré qu'on en ait. » Les questions sont trop lourdes lorsqu'on leur cherche une réponse sincère.
La seule possible est le don total de soi, dans une identification christique à la victime sacrificielle. le sado-masochisme, évoqué parfois discrètement, parfois très crûment, devient une cérémonie expiatoire. Posséder le corps de l'autre, détruire le corps de l'autre, démarches complémentaires ou similaires, qui renvoient à la même question : « Qu'y a-t-il dans le corps de l'autre ? » A ce face à face entre Français et Allemand se répondent d'autres corps à corps, qui le nuancent. Avec des amants français, bien sûr, mais aussi italiens (« Poser la main sur des corps italiens est toujours la promesse d'une plongée vertigineuse dans l'Histoire »), ou avec un jeune kurde de nationalité allemande parce qu'il ne veut pas être turc, ce qui élargit brusquement la spirale de la persécution. de même, la nécessité de traduire par des mots anglais (leur seule langue commune) des sentiments dont les contours ont été définis différemment en français et en allemand oblige à s'interroger sans fin sur les contours des idées et des mots. Et, surtout, les évocations artistiques, essentiellement du Caravage, renforcent cette sombre sacralité du corps, du sexe, de la violence, de l'offrande. L'histoire chrétienne s'inscrit dans le corps supplicié, du Christ, des martyrs, et transcende le bourreau comme sa victime. Les oeuvres de miséricorde qui scandent le récit prennent alors une autre résonance, au gré des variations des formules traditionnelles. « Prendre soin » des prisonniers peut-il devenir « porter des coups » aux prisonniers, si telle est leur volonté et la nécessité de l'offrande ? Les titres des courts chapitres traduisent cette lente et surprenante dérive : « Peindre ceux qui sont nus », « défigurer les morts », « payer ceux qui nous tuent »… Les oeuvres de miséricorde trouvent ici d'étranges, mais grandioses variations. La scène finale élève la tragédie intérieure au niveau d'une vision épique à couper le souffle.
Mon seul regret, face à cette remarquable fresque de l'amour maudit, est l'usage parfois immodéré de l'alexandrin, dans des tirades un peu ronflantes (« court jusqu'aux boucles brunes qu'entre mes doigts je roule après s'être gonflée de vingt siècles d'espoirs, de vingt siècles de drames, puissamment rassemblés en un déluge d'art qui unifie le temps, les peines et les joies et continue longtemps à nous transfigurer »…). Cela m'avait échappé dans le précédent roman de Mathieu Riboulet, et symptomatiquement, les passages lyriques encouragent ce travers, que l'on ne retrouve pas dans les pages consacrées à la réflexion sur le passé de persécution. Mais cela n'ôte rien à l'efficacité de quelques superbes pages et à la pertinence de l'analyse des personnages.
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