Cette guerre (...) si j'avais eu à la faire, s'il avait fallu que je la fasse, aurais-je pu la faire aux côtés des miens?
Ce pays, je ne lui appartenais pas, je m'y trouvais par hasard, j'y étais de guingois avec tout, choses et gens, incapable d'adhérer à aucun des mouvements qui s'y affrontaient.
Le "glacis", au nord de la ville, c'était une grande avenue plantée d'acacias qui séparait la ville européenne de la ville indigène. Une frontière non officielle, franchie par qui voulait et gravée pourtant dans les esprits de tous comme une limite incontestable, naturelle, pour ainsi dire, à l'instar d'une rivière ou d'une orée de forêt. Ce qui était singulier, ce n'était pas la ségrégation des communautés, habituelle dans ce pays, c'était l'avenue elle-même, comme tirée au cordeau, sa largeur agrémentée d'un terre-plein, la longueur de sa ligne droite, et davantage encore ce nom de glacis qu'elle devait à un fondateur largement oublié malgré une rue dédiée à son souvenir. (p.129)
"A quoi bon mettre de la littérature ou de la grammaire dans la tête des gens si c’est pour qu’on les retourne du pied sur une voie de chemin de fer, un trou dans la poitrine ?"
Beaucoup d'Européens parlaient ainsi. Jusqu'au bout ... Quel est donc ce bout des choses, pensais-je, que nous attendons ? Quel cataclysme, quelles cruautés nouvelles, quelles horreurs constitueront-elles ce jusqu'au bout à quoi tant de gens se disaient disposés sans savoir eux-mêmes s'il marquerait le retour à la vie d'avant ou la fin de tout espoir ? Quelle est cette ligne de démarcation au-delà de laquelle nous allons déclarer forfait ? Célébrer une victoire ou déplorer une défaite ? Et après quelle traversée infernale où nous aurons perdu, chacun d'entre nous, un peu de notre estime de nous-mêmes, un peu de notre confiance dans les autres, à force d'avoir épié sur les visages familiers le grignotement douceâtre de la trahison ?
Et comme toujours il y a sur le trottoir de vieux Arabes enturbannés pour regarder la scène, nous offrant l'énigme de leurs visages sur lesquels rien ne se lit ; mais c'est peut-être parce que nous n'avons pas appris à les lire, pas plus que nous n'avons appris leur langage.
Je pensais aussi : elles m'en voudront un jour ou l'autre de ne pas avoir pris le parti des leurs. De n'avoir pris parti pour rien, de ne m'être intégrée à rien, d'être restée dans mon splendide isolement.
Il me semblait que ma vie se terminait là, que quelque chose s'était cassé.
La guerre. Bien sûr que les évènements, c'était la guerre. Je la reconnaissais au rythme qu'elle donne à la vie, à sa disparate, ses à-coups, sa façon de s'évanouir comme si elle n'avait jamais existé et de réapparaître comme si elle était notre état naturel.
Le mur de verre qui nous séparait de leur quartier m'était d'autant plus invisible que tous les jours des individus le franchissaient pour venir travailler dans la ville européenne et qu'aucune loi ne nous interdisait de e traverser, en sens inverse, si nous avions quelque chose à faire dans le "village nègre" - mais il était suspect d'avoir à y faire quelque chose ...