Grégoire et le vieux libraire

Présent - absent ! Le parfait passe-muraille.

Pas vraiment pauvre mais toujours un peu juste. Comme les livres sont chers, mieux vaut n’en acquérir aucun.

Quand il l’apprend, le vieux libraire fulmine :

– Pourquoi ta mère ne t’a-t-elle pas inscrit à la bibliothèque ?

» Dialika m'avoue être choquée par le sort qui nous est réservé quand on ne sert plus à rien dans notre société soi-disant avancée. Cette façon que nous avons de réunir nos anciens hors la vie du village, du quartier où se trouvent leurs attaches matérielles et humaines, de les parquer hors-sol comme nous faisons, et surtout notre façon d'exploiter la fin de vie en créant des services comme on gère des produits. «

» le livre est un chemin qui te conduit à l'autre et comme il n'y a pas d'autre plus proche de toi que toi, tu lis pour te rejoindre, même si tu cherches à te fuir en le faisant, comme une sorte d'altérité autocentrée.

L'exercice commence.
Il est simple. Brasse coulée. Hors de l'eau - inspirer. Tête sous l'eau - déclamer les douze pieds du premier alexandrin d'un seul tenant en projetant vers le fond. Expirer ce qui reste. Hors de l'eau - inspirer. Tête sous l'eau - déclamer les douze pieds du deuxième alexandrin et tous les autres à suivre sur le même principe. M. Picquier me certifie que si je souffle avec puissance, il peut entendre le texte jusqu'à la berge. J'en doute.

Considère la littérature comme une œuvre collective qui ne cesse de déferler d'elle-même en renaissant chaque fois de ses reflux. Si d'aventure elle est en prise avec la vie, là tu touches au chef-d’œuvre.

Dès que tu marches, tu n'es plus un vivant ordinaire. Tu deviens le curseur de ta vie dans l'espace et le temps. Sans en être conscient, tu accèdes au présent le plus pur en n'ayant pour passé qu'horizon qui s'éloigne, pour futur qu'horizon qui s'approche, un présent absolu dans l'alliance illusoire de l'esprit et du corps. Tu ne peux plus t'arrêter. L'épuisement te gouverne et te donne une joie que tu jures être prêt à payer de milliers de courbatures.

Le plus beau compliment ? C'est Chantal, ma collègue des cuisines, qui me le fait. Quand elle peut , son service terminé, elle écoute. Pas longtemps, y' a ses gosses qui l'attendent.
- J'ai tout vu Grégoire, oui, j'ai tout vu. La grand-mère, le grand-père, le voyage à Paris. A la fin quand je me suis réveillée, parce que c'est ni plus ni moins que de l'hypnose ton histoire de lecture, quand je me suis réveillée et que j'ai compris que c'était toi qui nous emmenais où tu voulais, je me suis dit que t'étais doué ! J'ai failli oublier mes gamins, tu te rends compte !
p 88

De séance en séance,je deviens un lecteur.Sans qu'il ait à me dire comment mettre le ton,comment rendre vivant un dialogue,dans l'espace confiné de sa chambre,à moi seul,tour à tour,je deviens un notable,puis une vieille paysanne,je prends goût à passer de l'un à l'autre uniquement par le timbre de ma voix qui nuance ses aigus,ses médiums et ses graves.

Foin de sa vie de reine,d'épouse,de mère et d'intrigante,de femme libre ou libertine,le Vieux Libraire ne retient d'elle que cette posture de sérénité éternelle autour d'un seul symbole qui vaille à ses yeux,le livre qu'elle tient en mains.