AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de SophieLesBasBleus


Ce n'est pas un roman.
Ou bien ce serait le roman des temps d'avant. Est-ce pour cette raison que ce non-roman m'a à ce point captivée ? Probablement. Mais probablement aussi que l'écriture et le traitement de ce "walk-movie" ont participé de cette fascination.
Durant un an, "du début du mois d'août 2018 [à] la fin de ce même mois l'année suivante", le narrateur arpente les rives de la Seine dans la portion comprise entre Melun et Mantes et, avec un scrupule proche de la maniaquerie, nous fait part de tout ce qu'il voit. C'est surprenant, troublant et, au sens propre comme au figuré, désorientant.
Je me suis laissée porter par cette écriture qui découpe le réel aux dimensions du champ de vision et l'enregistre au rythme des pas du promeneur, tout en laissant la marge nécessaire à l'envol de l'imaginaire. Finalement, c'est un peu comme si "Le Pont de Bezons" constituait un creuset de romans potentiels, de tableaux non encore créés, de vies en fragments auxquelles un récit pourrait donner unité et sens. Mais le narrateur ne fait que passer, noter et rapporter les menus évènements qui surviennent au fil de ses déambulations : une rencontre au café Mekan ; une conversation avec M. Loutre, facteur et pêcheur de carpes ; une chute le long d'un talus... Au lecteur de se représenter les lieux à l'aide des précisions minutieuses du promeneur et de poursuivre des histoires à peine esquissées.
Cette démarche accompagnée d'une écriture qui tutoie parfois l'hyperréalisme ouvre des abîmes de méditation. le curseur temporel, comme les distances et les paysages, ne cesse de se déplacer tout en gardant pour pivot l'année 2018-2019 : incursions dans le passé lointain pour quelques annotations historiques en relation avec les édifices qui ponctuent les randonnées ; temporalités croisées des journées de marche étalées sur plusieurs saisons ; cycle engendré par la disparition des camps roms et leur surgissement ailleurs, un peu plus loin, auquel répond, comme en écho, le cycle naturel d'une naissance de bébés cygnes ; souvenirs d'enfance revivifiés par une maison...

Objets insolites (basket coincée entre deux dalles de béton, moto suspendue, pantalon flottant entre deux eaux...), détritus divers, friches industrielles, maisons délabrées, jalonnent l'itinéraire qui, par le relevé minutieux de tous ces indices, prend une dimension archéologique. Ces vestiges forment les strates temporelles de la présence et de la vie humaines sur ces rives de la Seine et engagent le lecteur à une mise en perspective des époques encore proches mais déjà révolues. Ce pourrait être d'une sombre mélancolie si le ton que privilégie l'auteur n'était celui d'une subtile ironie face à ces empreintes dérisoires mesurées à l'aune de l'arrogance humaine.

J'ai également lu le livre de Jean Rolin comme le témoignage d'un temps fabuleux qui date d'à peine deux ans. Un temps qui prend des dimensions mythiques aujourd'hui et dont on regrette de n'avoir pas suffisamment tiré parti.
Ce temps si proche où nous pouvions marcher sans souci de distance, ni de temps, où il était possible de passer une nuit à l'hôtel pour voir "le jour se lever sur le pont de Bezons", où se désaltérer dans le premier café rencontré ne relevait pas d'une somme de transgressions inconcevables, où prendre le RER jusqu'à la limite du Pass Navigo ne constituait pas une prise de risques inconsidérés...

"Le Pont de Bezons" a suscité une soif de découvertes impromptues, des envies d'itinéraires vagabonds, des désirs de chemins buissonniers. Tous ces chemins parcourus en compagnie d'un narrateur curieux, d'une érudition toujours teintée d'humour, m'ont vraiment passionnée et j'aurais volontiers prolongé le voyage !
Commenter  J’apprécie          61



Ont apprécié cette critique (6)voir plus




{* *}