La lumière oblique pénètre dans l'atelier et décline les nuances de la peau. (p. 53)
Le modelage me permet d'appréhender un homme que personne n'a connu et ne connaîtra jamais, un être soustrait à toute norme, un être de chair pris dans un instant vécu. Je le vois dans sa nudité, dans sa façon de respirer, de regarder, de faire face à l'instant présent.
La femme n'est pas une féministe qui aurait des comptes à régler dans son rapport à l'homme. Elle est sortie de toute injonction de penser ou de juger selon des valeurs véhiculées par la société. L'homme et la femme osent une rencontre inaugurale.
Je suis toujours étonnée du pouvoir de renouvellement que contient l'acte créateur. La création consisterait à se mettre à l'épreuve de la métamorphose. Elle serait l'étape par laquelle nous échappons à l'inertie et à la lourdeur du monde. (p. 51)
A moi de prendre dans la terre la chair atteinte. A moi d'opérer l'alchimie de la guérison, comme si l'acte de création était prière, secrète espérance. (...)
C'était un être de plus en plus enraciné que je figurais. Il fallait donner au corps le poids de l'assise, restituer ce que la maladie tentait de lui enlever, sa densité. La sculpture finissait par n'être que présence, non pas corps mais instant saisi, instant d'une profonde simplicité et d'une grande quiétude.
J'ai sculpté son aura.
J'ai sculpté ce qu'il restera de lui quand il sera mort.
Son éternité. (p. 37-39)
Avait-t-on à ce point sous-estimé la vieillesse pour négliger de voir tout ce que la nudité raconte de la vie, des périodes de doutes et de victoires, d'humiliations et de renaissances ? (p. 28)
J'aime l'histoire que le corps me raconte par la façon dont il se déplace, se détourne, me fait face ou m'esquive. C'est la mémoire de la chair, de ce qu'elle a enduré, des coups qu'elle a reçus, des caresses qu'elle a attendues ou données, des oublis dont elle a été victime, comme si l'on pouvait négliger le corps sans porter atteinte à l'être. C'est parce qu'il est nu, que je suis une femme et qu'il est un homme que la vibration a lieu, au-delà ou en-deçà des mots. Nous sommes dans un espace que ni l'art ni la littérature n'a exploré à défaut d'avoir accordé une attention suffisante au corps masculin et à la façon dont une femme pouvait le voir. (p. 24)
Nous existons sans parler. Et nous existons d'autant plus fort que la création en cours a pris la charge des mots. (...) La terre défie la littérature , les mensonges des représentations transmises. (p. 27)
J'ai écrasé mon esquisse. J'ai tapé la masse de terre contre le socle de bois. La boule fraîche me rappelle l'épreuve, l'écart entre ce que je vois et ce qu'il me reste à faire. Le morceau de glaise, informe, dense et granuleux, résiste. Il faut désormais le maîtriser. (p. 21)
Il n'en est pas toujours ainsi. Ce qu'on appelle le désir n'est pas inné. On peut le perdre, sans savoir pourquoi. Souvent, on abîme cet élan en l'associant à un mouvement de plaisir et de liberté. Le désir est fragile et crée la dépendance à l'autre. Nous sommes vulnérables face à l'incertitude de ce qu'il en fera. Je me suis rendue inaccessible aux hommes pour ne pas leur accorder ce pouvoir sur moi.Je ne voulais pas dissocier la chair et l'esprit. Contrairement à ceux qui ont voulu me faire admettre que cette dissociation était ordinaire...