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Critique de Bequelune


Denis de Rougemont pose une hypothèse : la célébration de l'amour-passion est une caractéristique majeure de l'Occident. Cette célébration, il en situe l'apparition au Moyen-Âge. Il est vrai que la culture gréco-latine, dont on attache pourtant souvent l'origine de notre civilisation, considérait la passion de l'amour comme une « maladie », une « frénésie », voire une « rage »… bref, quelque chose à éviter, réservé aux esprits malades ou faibles, pour ceux en tout cas qui aiment souffrir. L'amour-passion est une passion de l'amour, un amour de l'amour, en ce qu'il s'attache plutôt à l'amour même qu'à l'objet de l'amour. L'autre personne compte finalement peu, et on pourrait aimer passionnément beaucoup de personnes différentes si les conditions y étaient. Quelles sont ces conditions ? Elles ont à voir avec l'amour impossible : l'amour passionné est d'abord un amour qui doit vaincre des obstacles, un amour compliqué, un amour empêché.

En fait notre littérature ne s'intéresse pas à l'amour heureux. Soit qu'elle arrête de raconter l'histoire dès que les conditions d'un amour heureux sont enfin rendu possible (le fameux « et ils vécurent heureux… » qui signe la fin du livre). Soit que l'amour heureux n'arrive jamais puisque la fin d'une passion est forcément une tragédie. Les grands exemples de la littérature amoureuse tragique ne manquent pas : Tristan et Yseult, Héloïse et Abélard, Roméo et Juliette, Solal et Ariane…

Seuls comptent, donc : la souffrance par amour, les difficultés, les obstacles. Jusqu'à la mort ? Souvent, oui, dans ce que nous considérons comme certaines des plus belles histoires d'amour jamais écrites (cf les duos amoureux listés plus haut) Rougemont parle même de fascination pour la mort, ou en tout cas de jeu dangereux avec la mort. Il faut aimer l'amour jusqu'à la frontière de la folie, de la mort. La passion est glorifiée justement quand elle est déraisonnable quand elle nous fait souffrir, sortir de nous-mêmes. En fait, ce jeu avec la souffrance peut même être vu comme un moyen privilégié de la connaissance, notamment de la connaissance de soi : la passion nous arrache à nous-même et, ce faisant, elle nous fait découvrir de nouvelles vérités.

Pour avoir remarqué cette obsession des Occidentaux pour la passion amoureuse et les amours impossibles, ce livre est resté célèbre et a été régulièrement republié. Il me semble que son constat est toujours d'actualité. Nombreux sont les romans, les films, les séries ou les chansons qui traitent de la passion d'amour, des souffrances induites par l'amour, mais en valorisant cette passion douloureuse.

Le reste a mal vieilli. le reste, c'est quand Rougemont essaye d'expliquer la naissance de cette obsession occidentale via des détours pseudos historiques ou spirituels. Quand, au début du chapitre II, Rougemont nous parle des Celtes, c'est avec une vision extrêmement datée - et du coup complètement fausse - de ce qu'on sait aujourd'hui de ces peuples et croyances. Et je ne commenterai même pas cet « Orient » dont il parle, et qu'on ne sait pas trop à qui rattacher concrètement. du coup, de longs passages de ce bouquin apprennent des informations qui sont fausses. Il consacre de plus longs passages aux troubadours et aux Cathares du Moyen Age occitan, postulant que les troubadours ont été a minima influencé par la pensée religieuse cathare, voire qu'ils en étaient des propagateurs déguisés. Hypothèse surprenante quand on connait les nombreuses contradictions entre la pensée sensuelle du trobar, et le refus radical des corps et du plaisir cathare. Toutefois Rougemont n'était pas tout à fait le seul à faire cette hypothèse, même si elle un peu datée et que - je crois - plus personne ne défend sérieusement. Je passe sur d'autres analyses datées ou tout simplement refusées par les spécialistes. On peut dire que Rougemont, souvent, fantasme plus qu'il ne réfléchit sérieusement à ces périodes anciennes qui auraient vu naitre l'amour-passion - peut-être parce qu'à son époque on n'avait pas les connaissances nécessaires, peut-être parce qu'il ne retient que ce qui arrange sa thèse. (Mais il prévient, chap II-10, que « [il] ne crois guère à l'histoire « scientifique » comme critère des réalités qui m'intéressent dans cet ouvrage »)

En fait lire l'introduction et le 1er chapitre pourrait suffire, c'est de loin le plus intéressant. Car il cependant la thèse du bouquin, issue d'une intuition géniale, à mon sens très pertinente et en fait peu exploitée, sur l'obsession pour l'amour et les malheurs de l'amour. On patauge tous la dedans, cette recherche impossible d'une passion qui dure toute la vie alors que vivre une relation longue durée implique justement de détruire la passion. Notre culture littéraire, visuelle, musicale nous vend un truc impossible, une source de malheur. On nous apprend même à chérir ces malheurs là, car souffrir par amour, c'est beau n'est-ce pas ? Ce livre ne vous aidera pas à vous débarrasser de votre attrait pour la passion/souffrance amoureuse, mais il permettra au moins d'en comprendre le pourquoi - et du coup de regarder ça avec un peu de distance et d'ironie.

PS : À la lecture j'ai souvent pensé à Francesco Alberoni car son petit livre le Choc amoureux tient une thèse similaire, bien que plus finement et mieux analysé je trouve. Mais les deux bouquins sont complémentaires.
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