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Critique de Pascalmasi


J'ai lu ce Discours parce que dans une de ses conférences, Luc Ferry explique que ce livre pose en réalité les fondements de l'anthropologie de Rousseau et est même à l'origine de la conception que Kant développera de l'homme dans ses trois critiques. Rien que ça !

Il me fallait donc aller voir de plus près.

Tout a déjà été dit sur cet ouvrage, véritable « matrice de l'oeuvre morale et politique de Rousseau » pour reprendre les termes des présentateurs de cette édition.

On retrouve bien dans ce travail, une définition convaincante du « propre de l'homme » : animal capable de changer, de se transformer, de choisir d'être autre chose que lui-même. Ce que Rousseau appellera la perfectibilité. Qui ne veut pas dire devenir meilleur mais "autre". A quoi s'ajoute l'exercice fondamental de la liberté, du libre choix. Pour Rousseau – et Kant après lui – l'homme est le seul être vivant capable de faire consciemment des choses qui peuvent nuire à sa propre vie ou à sa propre raison. C'est la célèbre phrase : « La volonté parle encore, quand la Nature se tait. » Très loin donc, de l'animal-machine préfiguré, prédestiné et « bête incapable de s'éloigner de la Règle […] ».

Cette double observation paraît convaincante et offre des bases acceptables pour définir ce qu'est l'Homme même après trois siècles.

Jusque-là tout allait bien !

Mais les choses se sont rapidement gâtées : je suis tombé de ma chaise quand j'ai compris que pour dresser le profil de « l'homme de Nature », de ce que l'Histoire de la philosophie retiendra comme le « bon sauvage », Rousseau se livre – sans vergogne – à une suite effarante de conjectures (c'est le mot qu'il utilise) sur la vie des « bons sauvages » qu'ils fussent hommes préhistoriques, hommes du passé ou tout simplement chasseurs-cueilleurs. Sans prendre la moindre précaution méthodologique ! Car trois siècles de méthode scientifique nous ont appris qu'avant d'affirmer et prétendre à quelque vérité, il faut d'abord étudier son sujet. Lire les spécialistes du domaine et explorer les faits. Puis, éventuellement tirer des conclusions que l'on soumet à l'examen de ses pairs.

Rousseau se fiche de telles précautions !

Les mots qu'il utilise pour étayer son Discours sont : conjectures, imaginations, idées… Il faut dire que la notion même d'une démarche anthropologique ou ethnologique n'existait pas.

Il ne sait pas ce qu'étaient les sociétés préhistoriques – tout simplement parce que personne ne le savait à l'époque -, qu'à cela ne tienne : il invente une théorie linguistique : Au début, il n'y avait pas de langage. Puis il y eut quelques mots, puis toujours d'avantage… Comment peut-on affirmer de telles choses ?

Il ignore que ces hommes du fond des âges peignaient des chefs-d'oeuvre sur les parois des grottes. Mais pour Rousseau, tout est clair : ils n'avaient pas besoin de tels divertissements. Ils vivaient en harmonie avec la « nature ». Et cela suffisait. Il le sait.

Il ne sait pas que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, passées ou contemporaines, c'est-à-dire de son XVIIIe siècle – étaient et sont parmi les plus violentes des sociétés humaines. Qu'on s'y entre-tue sans ménagement parce qu'il n'existe pas de mécanismes institutionnels pour régler paisiblement les différends. La question ne se pose pas, estime-t-il, car ces sauvages sont bons.

D'ailleurs, selon Rousseau, les hommes sauvages, comme les animaux sauvages, ne tombent même pas malades ! Un certain Fragonard, frère du grand peintre, et vétérinaire dans ce même siècle avait posé les bases des pathologies animales. Rousseau aurait donc pu le savoir. Et les sauvages des Amériques comme on disait à l'époque mouraient de maladies et des blessures de leurs incessantes guerres. Rousseau aurait dû le savoir. Il décida de l'ignorer. Chacun appréciera.

Puis arrive la grande rupture. La faute. En fait, le péché originel : la propriété privée. Source de tous les maux et de la déviance impardonnable de l'homme civilisé. C'est la fameuse phrase : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. ». C'est par ces mots que commence la Deuxième partie.

Là encore, une connaissance même approximative des sociétés dites primitives aurait évité au grand philosophe de raconter des âneries. Dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les biens, les objets de cultes, les territoires, les femmes mêmes, font depuis toujours l'objet d'une propriété assignée par des hiérarchies bien présentes : chamanes, sorciers, chefs, esprits bons et mauvais. Dans toutes ces sociétés, le concept même de liberté n'existe pas…

Bref, Rousseau rêve. Rousseau imagine. Fantasme et affirme. Et bâtit une théorie sociale sur… une montagne d'ignorance !

De ce récit imaginé et conjecturé naîtront des théories toutes plus folles les unes que les autres dont certaines, évidemment, se termineront en catastrophe. L'idée que la suppression de l'infâme propriété privée résoudrait le grand péché originel de l'homme civilisé a bien été tentée avec les résultats que chacun connaît.

En fait, si cette partie de l'anthropologie de Rousseau a connu un tel succès, c'est qu'elle propose un portrait eschatologique de l'homme : il fut bon, il fut perverti et il fut puni pour sa faute…

Toute ressemblance avec un autre récit fondateur ne serait que pure coïncidence.

Ce rêve d'un homme bon resurgit encore et toujours tout simplement parce qu'il incarne un espoir : i doit être possible possible de retrouver cette bonté originelle. C'est là qu'est l'espoir. Espoir assez légitime au fond. C'est le fond du raisonnement de Rutger Bregman lorsqu'il écrit "Humanité, Une histoire optimiste" Même rêve que chez Rousseau et même… délire méthodologique ! (Voir ma critique).

Les faits sont têtus, l'homme n'est ni bon ni mauvais. Il est les deux. Voilà tout. le propre de la vie est de tenir en laisse les mauvais esprits qui sont dans nos têtes et de développer les bons qui n'y sont pas moins !
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