AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de audelagandre


Nous sommes en 1944, la fin de la guerre approche, Paris est en liesse, l'espoir renaît. C'est au milieu des balles, « des vengeances, des règlements de compte entre voisins, des petites bassesses, des beaux discours, des grandes ambitions nationales et individuelles. », que Paul et Stanley se rencontrent. le premier est français, le second américain. Il aura suffi d'un seul regard, puis d'une seule semaine pour bouleverser leurs existences respectives à jamais. Sept jours, sept nuits pour que le moment « où le corps de Stanley était brutalement entré en contact avec le sien »devienne « le moment pivot » de l'existence de Paul, un souvenir impérissable pour Stanley. « La vie rêvée des hommes » raconte les années qui passent, les vies de Paul et Stanley, séparées par un océan, mais dont les âmes resteront à jamais connectées. « Il savait indubitablement qu'il allait devoir organiser le reste de ses jours en l'honneur ou au regret de ces instants, peut-être les seuls moments de vérité auxquels il ne lui serait jamais donné de se confronter. » le temps passe, et avec lui les années. Certaines sont clé, dans la vie de l'un ou de l'autre. Chacun raconte en alternance un pan de sa vie, sous le prisme d'une double vie organisée à dessein, forte d'un « arrangement mou » avec soi-même. Et pourtant, les deux hommes ne font pas les mêmes compromis. L'un est frondeur, l'autre plus discret. L'un refuse le consensus, l'autre se marie. L'un vit à New York, l'autre en Bretagne.

Si le roman s'appuie sur les destins de ces deux hommes au vent des années qui défilent, François Roux narre avant tout le combat et les luttes des droits des homosexuels, car il fut un temps où les êtres de même sexe ne pouvaient pas s'aimer librement. Il existait même un terme très pompeux, presque insultant pour les désigner : les invertis. Il était de bon ton de rentrer dans les cases de la bienséance. Les contingences sociales du schéma « classique » homme et femme constituaient la norme et assuraient respectabilité, succès, et honneur. Toute autre forme de choix jetait l'opprobre sur votre famille. Les échanges de Stanley avec ses amis ou sa famille, l'intégrité avec laquelle il tend à vivre sa vie contraste avec le secret et la clandestinité dans laquelle vit Paul.

Outre l'approbation sociale qui constitue une grande partie du roman, l'auteur s'est surtout attaché à entrer dans le coeur de ces hommes, à démontrer avec quel acharnement l'esprit et l'âme se combattent et se déchirent, combien il est difficile d'être en harmonie avec soi-même lorsqu'on est tiraillé entre ses émotions et les conventions sociales, de s'octroyer le droit d'aimer l'autre comme une « légitimité concevable ». En 1950, à travers le personnage de Paul, qui choisit de dissimuler ses bouleversements intimes derrière le mariage, le lecteur prend la mesure de cet insoutenable sacrifice qui consiste en une totale abnégation de son être profond. En 1954, à travers Stanley, il est possible de s'approcher au plus près de la difficulté des relations père-fils. « Toute ma vie j'ai tâché de raffermir la mollesse de votre caractère, de réformer certains de vos comportements qui m'apparaissent inadéquats. Si j'ai pu être dur envers vous, cela a toujours été dans le souci de vous écarter de… vos inclinations naturelles. ». L'incompréhension de l'autre, voire le dégoût, l'indifférence, l'absence de bienveillance déclenchent une haine viscérale partagée, entretenue et tenace. Nous sommes à une époque où s'offrent deux choix pour « les dégénérés récidivistes » : la castration chimique ou la lobotomie.

À travers le temps, au rythme des condamnations sociales, des ragots, des insultes, le lecteur suit l'avancée progressive, difficile, mais nécessaire, des droits en faveur des homosexuels à s'aimer librement. Ces droits sont chèrement acquis. Crimes homophobes, tabassages en règle. C'est aussi le début du Gay Power, des premières actions de Act-Up et bientôt l'arrivée du sida contre lequel on ne fait rien. « La société hétérosexuelle regardait de fait cette maladie, ce “cancer gay” comme elle le désigna, estimant qu'une part de responsabilité indiscutable en incombait aux victimes elles-mêmes. Forcément, baiser de la sorte, à satiété, sans rime ni raison, ne pouvait déboucher que sur quelque cataclysme sanitaire. Certains ressortirent le vieil étendard de la vertu, fustigeant la corruption des grandes villes américaines qu'ils assimilaient aux Sodome et Gomorrhe de la Bible et souhaitaient purger de leurs vices. »

À travers tous ces évènements historiques, le fil rouge des vies de Stanley et Paul se déroule toujours, mais ça, je vous laisse le découvrir…

François Roux m'avait déjà conquise avec « Le Bonheur National Brut » en déroulant 31 années de la vie de Paul, Rodolphe, Tanguy et Benoît parce que sa façon de mêler les petites histoires dans la grande Histoire est sensible, perspicace, lumineuse et intelligente. « La vie rêvée des hommes » procède de la même manière, en sautant des années pour donner du rythme et insister sur les moments marquants, en passant de l'Amérique à la France, en alternant les voix de Paul et Stanley. Il peint les portraits d'hommes aux caractères très différents, aux réactions différentes, aux choix de vie opposés. Il les confronte, les affronte, les met en balance, les malmène au rythme des accrochages de L'Histoire et pose le lecteur en témoin. Et la magie opère… Compassion pour les amants séparés, tolérance pour la cause, révolte devant les injustices, honte face à certaines réactions sont quelques-unes des émotions que vous ressentirez.

Hétérosexuels, bisexuels, homosexuels, l'amour, le vrai, le sincère, le profond n'a ni code, ni loi. À travers cet amour un peu fou, rare, tombé du ciel, ces deux voix soufflent les braises d'un amour qui ne s'éteint pas, malgré la vie qui passe, malgré les choix auxquels ils sont confrontés et dont ils ne sont pas réellement maîtres. L'écrivain raconte cinq-six ans de luttes pour faire cesser la « respectabilité de façade », démontre à quel point « (…) l'affirmation de soi représentait un chantier à plein temps », soutient la liberté de vivre sa sexualité « Mon cul n'a de comptes à rendre à personne. » Si le 17 mai 2013, la loi du mariage pour tous sonne comme un nouvel espoir, le combat n'est pas fini.

J'ai été profondément touchée par ce récit, car François Roux aborde avec finesse toutes les problématiques auxquelles sont confrontés les homosexuels, les choix cornéliens, les souffrances intimes inguérissables dues à des mots souvent, ou des violences parfois. Et puis… il y a cette rencontre entre deux êtres lumineux, cette histoire d'amour qui demeure dans les coeurs une vie entière… « On vit, on meurt, entre les deux il y a quelques rares moments où tout s'accorde, où les choses s'alignent, mais cela tient de la fulgurance. »

Lien : https://aude-bouquine.com/20..
Commenter  J’apprécie          140



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}