Mon père, sinon, il était pas très bavard.
Le mot qu’il prononçait le plus souvent, c’était : Boulettes.
Au déjeuner, il était assis et il disait : Boulettes.
Et ma mère se levait et elle apportait des boulettes.
Ou bien il disait : Bière.
Et ma mère se levait et elle apportait de la bière.
Ou bien il disait : Chou.
Et ma mère se levait et elle apportait du chou.
Mais le plus souvent, il disait : Boulettes.
Ensuite, des fois il ajoutait : Le fameux trio tchèque.
Porc-chou-boulettes.
Lui-même, ça le faisait rire.
Humour tchèque.
Et ma mère aussi, ça la faisait rire.
Et nous aussi, ça nous faisait rire.
Et ensuite, mon père s’allongeait sur le canapé et il commençait à avoir des gargouillis dans le ventre. Cette guerre tchéco-tchèque, petite mais cruelle, se déclenchait dans ses boyaux, la guerre entre le chou, le porc, les boulettes et la bière, qu’est impossible à gagner.
Tous, on entendait ça gronder en lui, on entendait que ça voulait sortir.
Et mon père se tenait le ventre et il disait à chaque fois : Stalingrad.
Lui-même ça le faisait rire.
Et ma mère aussi, ça la faisait rire.
Et Mrazák dit : Vandam, mon père disait toujours que ton père, il savait toujours mettre de l'ordre ici.
Et moi, je dis rien et je bois.
Et Mrazák me dit : D'ailleurs, c'est bizarre, pas vrai ? Quand t'es jeune, tu détestes ton père. Et plus tu vieillis, plus tu lui ressembles. Et pour finir t'es la même brute que lui. La vie, c'est rien que des mystères cosmiques, pas vrai ?
Mais moi, je veux rien dire et je vais pisser.
Ils te mettent dans le crâne qu'en ce moment la guerre est de l'autre côté de la planète et que c'est vachement loin, que c'est sûrement une planète tout à fait différente de celle sur laquelle tu vis.
Ils te mettent dans le crâne que t'as du bol de pas devoir partir à la guerre, parce que tu vis dans un bassin de la Bohême où règnent la calme et la paix.
Et où les guerres se déroulent aujourd'hui uniquement dans ton ventre.
Si tu prends du porc-chou-boulettes et de la bière, c'est un vrai Stalingrad que tu vivras dans tes boyaux.
-Est ce que quelqu'un ici est disponible pour se faire péter la gaule?
Ils te mettent dans le crâne qu’il faut que tu sois heureux.
Ils te mettent dans le crâne qu’il faut que t’apprécies ça.
Ils te mettent dans le crâne qu’il faut que tu leur donnes ta voix aux élections.
Ils te mettent dans le crâne qu’ils sont pleins de bonnes intentions envers toi.
Ils te mettent dans le crâne que t’as tes droits.
Ils te mettent dans le crâne qu’il faut que tu contractes un prêt, une hypothèque et un crédit.
Ils te mettent dans le crâne qu’il faut que t’achètes et que tu te laisses acheter.
Ils te mettent dans le crâne qu’il faut que tu sois heureux et rigolard et insouciant et attentionné et gentil.
Ils te mettent dans le crâne que tu peux bien râler contre les politiciens, mais que c’est la seule chose que tu peux faire.
Ils te mettent dans le crâne que tout le monde peut se tromper un jour.
Moi, je suis un patriote. [...]
Le dernier guerrier.
Le dernier Romain.
Ils te mettent dans le crâne que t'as pas à avoir peur.
Ils te mettent dans le crâne que ça, c'est pas du tout la crise.
Ils te mettent dans le crâne que le monde s'est sorti d'emmerdements plus graves.
Ils te mettent dans le crâne que ça va tenir.
Ils te mettent dans le crâne que ça durera toute l'éternité, que rien va s'écrouler.
Ils te mettent dans le crâne que tout baigne.
Ils te mettent dans le crâne qu'ils gardent le contrôle.