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Critique de Seraphita


2 juillet 1944. Un convoi roule vers l'impensable. 24 wagons en tout. A son bord, 2166 hommes parqués. Dans un des wagons, un homme raconte, se raconte, dans cet enfer. Dans trois jours, il aura 22 ans. Il s'efforce de penser pour ne pas perdre une parcelle de son humanité. Rester humain, jusqu'au bout.

Dans « le wagon », Arnaud Rykner reprend une page sombre de l'Histoire, celle du convoi 7909, qui le 2 juillet 1944 est parti de Compiègne à Dachau. Les hommes parqués dans les 24 wagons du convoi ont été arrêtés par la police française ou par la Gestapo. le périple a duré 3 jours dans des conditions particulièrement atroces : la chaleur fut notamment extrême. Ainsi, très rapidement, des hommes périrent dans les wagons : des survivants côtoyaient des morts qui s'accumulaient, rajoutant à l'horreur du périple.

L'auteur a voulu ici « donner une voix à l'autre. Prendre la place de l'autre. Faire parler l'autre en moi » (p. 13). Il s'est beaucoup documenté sur ce qu'un historien, Christian Bernadac, a appelé « le Train de la mort » (1973). Dans le préambule de son livre, Arnaud Rykner essaie d'éclairer la part de vérité et de fiction que comporte son récit.
Si d'un côté, « Tout ce qui est raconté ici est vrai. Tout ce qui est inventé ici est vrai aussi. Bien au-dessous de la réalité. Ce n'est pas une fiction. » (p. 13), d'un autre, « tout ce qui est raconté est faux. Ce n'est pas un livre d'Histoire. L'Histoire est bien pire. Irréelle. Ceci est un roman. » (p. 14).

Un roman écrit en « je ». Dans l'un des wagons, un homme s'efforce de mettre en mots l'impensable. Dès le départ, j'ai été frappée par le contraste entre le style assez raffiné de l'écriture et l'horreur de ce qui est décrit, entre l'humanité que laisse transparaître le langage écrit et l'animalité que les tortionnaires renvoient à leurs victimes.
Raconter, se raconter, mettre en mots, pour soi, l'impensable, c'est peut-être cela qui permet de se dire humain dans un univers où l'autre nous ramène à la condition animale.
Ainsi, quand, pour la première fois du périple, un soldat allemand ouvre la porte du wagon, il hurle à ses occupants : « Tous des porcs ! », tellement il est saisi par l'odeur insupportable qui se dégage des wagons. L'homme se dit alors : « Nous sommes cela. Vous avez fait cela de nous » (p. 86)

Le regard de ce soldat lui donner envie de rire. Mais d'autres regards peuvent blesser infiniment plus, ceux de femmes, par exemple, qui viennent porter secours :
« C'est extraordinaire.
Il y a devant nous trois femmes en uniforme d'infirmières. […]
Mais dans ces six yeux braqués sur nous, c'est la vérité de ce que nous sommes devenus qui nous regarde, et nous sommes capables de la regarder en face.
Ça ne dure qu'un instant. le temps de se dire qu'il aurait mieux valu ne rien voir.
Ça ne dure qu'un instant, mais ça nous saute dessus.
Et l'on voudrait fermer les yeux. Nous comme elles. » p. 119.

Ce roman décrit les mouvements de désespoir absolu, d'espoirs ténus, qui surgissent parfois, l'absurdité, en creux, de ce périple vers l'impensable. Si prier, par exemple, paraît exacerber l'incroyable absurdité de la situation, cela peut procurer, paradoxalement, un certain bien-être :
« Nous prions. Nous prions tout haut. Nous prions fort. Je hurle presque les phrases que je me suis forcé à apprendre il n'y a pas si longtemps. Ces mots des autres que j'ai faits miens pour ne pas me trahir. « Notre Père… »
Notre Père qui êtes aux cieux et pas sur la terre.
Notre Père qui êtes partout mais pas dans ce wagon.
Notre Père qui n'êtes pas mon père et certainement pas celui de tous ces morts qui chantent votre louange à leur façon, faite de gargouillis, de bruits de marécage.
Je récite le Notre Père avec mes camarades.
Et je m'aperçois qu'il me fait du bien. » p. 67.

Certains passages m'ont semblé particulièrement insoutenables, quand les cadavres s'accumulent dans le wagon, aux côtés des survivants. Mais l'humanité demeure. Rester humain, jusqu'au bout. Mettre en mots, pour soi, pour l'autre, pour se dire dans son humanité.
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