C’est extraordinaire.
Il y a devant nous trois femmes en uniforme d’infirmières. […]
Mais dans ces six yeux braqués sur nous, c’est la vérité de ce que nous sommes devenus qui nous regarde, et nous sommes capables de la regarder en face.
Ça ne dure qu’un instant. Le temps de se dire qu’il aurait mieux valu ne rien voir.
Ça ne dure qu’un instant, mais ça nous saute dessus.
Et l’on voudrait fermer les yeux. Nous comme elles.
Je ne sais pas ce qui restera de nous d'ici un jour, un mois, un an. D'ici un siècle. Quelle trace restera de ce qui nous arrive. Qui sera là pour le dire. Mais même s'ils essaient de nous effacer, nous serons là, plantés au milieu d'eux. Je serai de ceux-là qui ne les quitteront plus, de ceux-là qui leur rappelleront à tout jamais que nous ne sommes pas eux. Que nous ne sommes pas de la même race, pas de la même espèce. Que nous résisterons toujours à ce qu'ils sont. Même morts. Surtout morts.
Nous prions. Nous prions tout haut. Nous prions fort. Je hurle presque les phrases que je me suis forcé à apprendre il n’y a pas si longtemps. Ces mots des autres que j’ai faits miens pour ne pas me trahir. « Notre Père… »
Notre Père qui êtes aux cieux et pas sur la terre.
Notre Père qui êtes partout mais pas dans ce wagon.
Notre Père qui n’êtes pas mon père et certainement pas celui de tous ces morts qui chantent votre louange à leur façon, faite de gargouillis, de bruits de marécage.
Je récite le Notre Père avec mes camarades.
Et je m’aperçois qu’il me fait du bien.
J'ai soif. Je ne sais que ça. J'ai soif. J'ai soif. Et je vais crever si on ne me donne pas à boire. Je vais crever et tous ceux-là autour de moi qui se mettent à crier autour de moi. Ça crie de partout. Ça crie "A boire !" autour de moi. Et quand ça ne peut plus crier ça gémit. Et moi je crie avec ça qui crie au-dehors comme au-dedans de moi. Tout mon corps n'est plus que soif, et cri, cri et soif. Soif. Soif. Je n'en peux plus. Je pleure. Je n'ai plus de larmes. Je n'ai même plus de larmes à boire.
Ma tête est une caverne qui résonne. J’essaie de m’y tenir sans bouger, de ne plus penser à rien, et surtout pas à cette soupe qui me torture et que réclame mon ventre, et tout mon corps. Je suis au fond de ma caverne. Il fait chaud. J’étouffe.
L'inimaginable doit être imaginé. Là où aucune image ne peut se former, il faut former une image.
Une image injuste
Alors tout ce qui est raconté est faux. Ce n'est pas un livre d'Histoire.
L 'Histoire est bien pire
Irréelle.
L'inimaginable doit être imaginé. Là où aucune image ne peut se former, il faut former une image.
Alors tout ce qui est raconté est faux. Ce n’est pas un livre d’Histoire. L’Histoire est bien pire.
Irréelle.
Ceci est un roman.
Tout ce qui est raconté ici est vrai. Tout ce qui est inventé ici est vrai aussi. Bien au-dessous de la réalité. Ce n’est pas une fiction.
J’ai pensé qu’il était temps, que même si je n’avais pas le droit de parler pour quelqu’un d’autre, il me fallait parler. Donner une voix à l’autre. Prendre la place de l’autre. Faire parler l’autre en moi.