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Critique de HordeDuContrevent


Parfois quelques pages suffisent…Juste quelques pages pour savoir sans équivoque que nous avons entre les mains un chef d'oeuvre. L'incipit poétique, le rythme doux de la narration, l'harmonie des phrases, la richesse, la sobriété et l'élégance du style, l'humanité qui dès les premiers mots vibre chaleureusement, l'ode à la nature pressentie, dès les premières phrases, ce livre de l'argentin Juan José Saer « L'ancêtre » m'a complètement conquise. J'ai l'impression émouvante d'avoir vécu avec ce livre une véritable rencontre. Ma découverte de la littérature Sud-Américaine, que je connais encore si peu, s'avère enchanteresse, « le Llano en flamme » du mexicain Juan Rulfo il y a quelques semaines m'avait marquée, celui-ci aujourd'hui rejoint mon île déserte.

« Ma condition orpheline me poussa vers les ports. L'odeur de la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d'épices et l'amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m'éduquer et m'aida à grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de mère ».

Quant au scénario, inspiré d'une histoire réelle, est captivant : En 1515, trois navires quittent l'Espagne en direction du Rio de la Plata, vaste estuaire à la conjonction des fleuves Parana et Uruguay, passage des Indes par l'Ouest. Nous sommes trois ans avant la découverte de Magellan. Mais, à peine débarqués à terre, le capitaine et les hommes sont massacrés par des indiens. Un seul en réchappe : le mousse, jeune garçon de 15 ans. Il est mystérieusement épargné, accueilli en « def-ghi » (terme dont il mettra une vie entière à comprendre la signification) dans la tribu. Toutes les victimes sont également amenées, scrupuleusement découpées, assaisonnées, grillées à point puis dévorées, préambule à une orgie collective dont le jeune mousse sera le témoin, à la fois horrifié et curieux. Il ne sera rendu à son monde que dix ans plus tard à l'occasion d'une autre expédition naviguant dans ses eaux lointaines et mystérieuses. le retour à ce monde d'avant va s'avérer plus délicat et compliqué qu'espéré, notre homme étant considéré tour à tour comme objet de répulsion ou de fascination, nous comprenons peu à peu que la sauvagerie n'est pas toujours là où nous croyons la trouver.

Le livre démarre avec le témoignage de ce narrateur, devenu vieux, qui se souvient, soixante ans plus tard. Mais plus que le simple souvenir d'une aventure exotique chez les féroces sauvages, comme peut le laisser croire le résumé de l'histoire de prime abord, c'est avant tout une réflexion passionnante sur la relativité de nos vies en société, de nos exotismes respectifs, de nos repères et de nos règles codifiées, de nos liens plus ou moins distendus avec la nature, réflexion sociologique et philosophique transformée par l'auteur en véritable prouesse littéraire pour narrer deux réels, l'un dicté par la nature, l'autre dominé, imposé par l'homme qui veut tout transformer à son image. Ce jeune homme, durant ces 10 ans de captivité et de vie dans le plus simple appareil au coeur d'une nature sauvage et austère, ne savait plus s'il était une bête ou un ver de terre, un métal en sommeil, incertitude et désarroi caractérisant cette nouvelle vie. Or il le souligne à l'hiver de sa vie : « A présent que je suis un vieillard, je sais que la certitude aveugle d'être homme et seulement homme nous apparente davantage à la bête que l'incertitude constante et presque insupportable quant à notre propre condition ».

C'est également une merveilleuse réflexion sur le temps, le temps relatif et la mémoire :
« Quand nous oublions, c'est que nous avons perdu moins la mémoire que le désir. Rien ne nous est consubstantiel. Il suffit d'une accumulation de vie, même si elle est grise et neutre, pour que nos espoirs les plus fermes et nos désirs les plus intenses s'éboulent. Nous recevons des masses continues d'expérience comme le cercueil les pelletées de terre définitive dans la fosse humide ».

Saer ne s'apitoie pas vraiment sur son héros, sur ses angoisses, sur son évolution durant ces 10 ans, non, il privilégie en effet une approche quasi sociologique des us et coutumes des indiens qu'il détaille au moyen de descriptions minutieuses à la fois terriblement réalistes, tendres et empathiques aussi. L'auteur choque d'abord par ces scènes de cannibalisme et d'orgie collective mentionnées précédemment, d'une précision cinématographique, réduisant l'indien au « mauvais sauvage », pour nous montrer ensuite que ce point culminant de la vie en société est en réalité un moment unique annuel d'exultation, d'assouvissement de pulsions printanières après un hiver d'anéantissement, pour cette tribu calée le reste du temps sur un long et tranquille quotidien rythmé par les saisons, le respect de la nature, la place accordé à chacun quel que soit l'âge et le sexe, la pudeur, la propreté, la survie. Pas de manichéisme entre le bon ou le mauvais sauvage, l'approche est très subtile et mériterait une analyse freudienne que je serais bien incapable de faire. Horreur et répugnance du début laissent place ensuite à une compassion empreinte d'admiration, allant même jusqu'à considérer que ces indiens furent les êtres les plus chastes, les plus sobres et les plus équilibrés qui lui ait été donné de rencontrer.

J'ai été littéralement émerveillée, époustouflée par la prose de Juan José Saer, qui sait capter l'indicible, l'intime, le moment suspendu, qui sait rendre compte avec une poésie métaphorique mais aussi un réalisme pointilleux, les étoiles pulvérisées sous le choc du froid saupoudrant la terre de leur poussière, les jeux d'ombre et de lumière du soleil se faufilant entre les feuilles de la forêt tropicale, tâches ondulantes, mirages de chaleur du soleil à son zénith, le bruit assourdissant du silence. Un style tout en élégance, sans emphase, sans lourdeur, sans longueur. C'est beau, ce sont des phrases qui se lisent à voix haute, qui se murmurent, qui se parcourent de nouveau pour pouvoir en déguster toute la grâce et l'inventivité. Voyez cette plume époustouflante lorsque le vieil homme déguste ce repas frugal composé d'olives, de pain et de vin blanc :

« L'assiette blanche où se mêlent les olives vertes et noires qui luisent un peu, fraîches sorties du bocal où on les tient à la cuisine, et le verre à pied d'où le vin, couleur de miel fin, laisse échapper son odeur terrestre et âpre, reflètent de diverses façons la lumière des bougies qui, dans l'air tranquille, semblent reconquérir à tout instant leur hauteur et leur immobilité ; le gros pain de ménage qui repose sur une autre assiette est irréfutable et dense, et son retour quotidien, joint à celui du vin et des olives, dote chaque présent où il réapparait, comme un discret miracle, d'une auréole d'éternité. Posant ma plume, je porte les olives à ma bouche, lentement, l'une après l'autre, et, crachant les noyaux dans le creux de ma main, je les dépose avec soin sur le bord de l'assiette. Au sortir de la bouche ils sont encore tièdes de la chaleur que leur communique l'intérieur de mon corps. Comme je fais alterner, par simple habitude, les olives vertes aux noires, les deux saveurs, l'une sur l'autre, m'apportent l'image, régulière, de raies vertes et noires qui passent, parallèles, de la bouche au souvenir ».

Ce sont des phrases qui coulent, limpides, des phrases méandreuses, qui se déversent en cascade pour former un fleuve puissant d'où brillent et roulent des pépites d'or. Une plume qui parvient par moment non seulement à suspendre le temps mais aussi à le remonter, à le déformer, à le dilater ou le contracter. A contrecourant. Une prouesse rare et précieuse. Ce livre est un diamant.

Je comprends désormais pourquoi Juan José Saer est considéré comme un des plus grands auteurs argentins contemporains du 20ème Siècle comme le souligne Eduardo (@Creisification) dans sa critique si riche et érudite, grâce à qui j'ai eu envie de lire ce livre. Il me tarde de poursuivre ma découverte de la littérature sud-américaine. Comme Juan José Saer, « je suis en train de balbutier sur une rencontre de hasard entre et avec, assurément, les étoiles ».


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