AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Colchik


Raconter l'histoire d'une femme, Modesta – la si mal nommée – sur trois quarts de siècle, voilà la gageure de ce gros roman écrit sur presque une décennie. Modesta fait partie de ces personnages que l'on n'oublie pas, car elle est éminemment romanesque. Je veux dire par là que l'oeuvre de Goliarda Sapienza ne s'inscrit pas dans une veine réaliste, ce n'est pas non plus un roman historique ni un roman initiatique. L'histoire est là en toile de fond, mais elle semble mourir comme une vague sur la grève sans jamais atteindre les pieds de Modesta. La première guerre mondiale, la montée du fascisme, la guerre d'Espagne, le débarquement des Alliés en Sicile... des événements qui précipitent les vies autour de Modesta, mais sans vraiment modifier son destin personnel. le couvent, la villa du Carmel ou la propriété de Catane semblent se tenir étrangement à l'écart du monde. Même l'épreuve de la prison ne modifie pas la trajectoire de Modesta.
La Sicile que l'on découvre dans L'Art de la joie est presque onirique. Des éclats de lumière ou de lune, des ombres profondes, la loi des hommes plus que celle de Dieu qui semble être le refuge des femmes, la présence magique de la Certa... Goliarda Sapienza ne décrit pas la réalité de l'île, ses moeurs mais, au travers de ses personnages, nous livre des sortes d'archétypes de la société sicilienne: Gaia, la patricienne, l'aristocrate dont le monde est révolu, Carmine la puissance mâle et terrienne, Carlo l'intellectuel empêtré dans ses discours, Stella la mère nourricière, Pietro le géant protecteur et justicier, Mattia l'homme des manoeuvres secrètes...
Cultiver l'art de la joie, j'ignore s'il s'agit bien de cela pour Modesta. Comme les grandes héroïnes romanesques, elle doit tout d'abord apprendre à survivre et vivre. Survivre à la pauvreté brutale, survivre à l'enfermement insidieux du couvent, lui échapper, s'imposer dans le milieu tout aussi clos de l'aristocratie, s'isoler pour vivre comme elle l'entend, trouver les moyens financiers pour élever une progéniture de plus en plus nombreuse. Les défis auxquels elle se trouve confrontée sont nombreux et il lui faut les relever. Elle ressemble en cela à une Ambre qui doit avant tout assurer son existence matérielle pour mener son existence tout court et échapper à la fatalité sociale. Modesta monte un stratagème habile pour épouser le rejeton débile des Brandiforti et éviter le retour au couvent. de même, pour éviter la réclusion, quelle qu'elle soit, elle n'hésite pas à tuer, poussée par un élan vital qui va au-delà des préceptes de la morale. Enfant, elle met le feu à sa maison de planches et fait disparaître sa famille; adolescente, elle se débarrasse de mère Leonora et devenue l'héritière de la fortune des Brandiforti, elle laisse mourir Gaia. Jamais le remords ne la touche comme si son existence précaire lui donnait un blanc-seing sur celle des autres.
L'art de la joie ou l'art de l'amour ? Modesta, enfant mal aimée, se nourrit de l'amour des autres. de celui de Tuzzu, compagnon de jeu, de celui de mère Leonora, de celui de Pouliche-Béatrice, de celui de Carmine, de Joyce, de Mattia et, enfin, de Marco. L'amour pour Modesta est avant tout charnel. C'est pourquoi la liaison qu'elle entretient quelque temps avec Carlo se transformera en amitié. La sensualité l'habite, une sensualité qui dépasse les tabous sociaux. Faut-il voir dans la passion qui l'attache au régisseur du domaine des Brandiforti un pendant de celle de lady Chatterley pour son garde-chasse ? Je n'en suis pas sûre car l'amour physique pour Modesta n'est pas un accomplissement de soi mais une composante de son individualité. Sa sensualité se révèle aussi bien avec les femmes qu'avec les hommes, elle innerve sa personnalité et doit trouver un épanchement, le sexe de l'être aimé n'étant pas un obstacle.
Amante, Modesta est aussi mère d'une étrange progéniture. Son fils, Eriprando, est le fruit de ses amours avec Carmine et non de son époux, le malheureux prince. Jacopo est, lui, le fils du prince et de sa garde-malade, Inès, mais Modesta l'élève comme son propre enfant et lui tait ses origines. Bambolina (ou Ida) qu'elle a recueillie est la fille De Carlo et de Béatrice. Mela est une orpheline qu'elle a refusé de renvoyer à sa condition. 'Ntoni, frère de lait de Jacopo est le fils de Stella, la cuisinière. Crispina est la fille de Pietro qui veillait sur le prince et de Vif-Argent, la femme de chambre de Béatrice. Carlo ou Carluzzu est le fils d'Eriprando et de Stella, morte en couches. Modesta vit entourée de ses enfants, enfants non par les liens du sang, mais par ceux de l'élection. le seul qui partage son sang, Prando, constitue une menace latente, où se mêlent les dangers de l'inceste et la violence héréditaire de ses géniteurs.
L'écriture de Goliarda Sapienza ajoute à l'étrangeté de roman. L'auteur passe du style indirect au style direct sans transition. Parfois, le rêve se mélange à la réalité lorsque Modesta se trouve dans des états de veille. Autre détail curieux, les échanges entre les protagonistes sont présentés comme des dialogues de théâtre. le lecteur est promené dans un univers fantasque, qui semble dépendre du caprice de Modesta elle-même.
Que reste-t-il de cet énorme livre une fois refermé ? La fulgurance de certaines scènes où la poésie se mélange à l'amertume des existences. Une atmosphère proche de l'étouffement qui traduit la difficulté de Modesta à se libérer des contraintes sociales comme des schémas de pensée. Une galerie de personnages parfois tendres, parfois agaçants, jamais monolithiques, ce qui leur donne leur force.
Ce roman est trop long pour ne pas être inégal et, de temps en temps, le lecteur voudrait que Modesta abandonne son refuge et ses livres pour découvrir un monde en plein changement. Elle voyage, mais comme pour mettre à l'épreuve ce qu'elle a découvert dans les livres. Elle retient à toute force une Joyce qui stérilise leur relation à force de mutisme et de culpabilité. La parvenue ne renonce pas à ce qu'elle a conquis de haute lutte alors qu'on la voudrait moins prévoyante et calculatrice. Finalement, le roman de Goliarda Sapienza ne porte pas sa transgression dans les règles individualistes que se forge Modesta ou dans sa sexualité libérée, mais dans les accommodements du personnage avec la liberté au sens d'un échange avec les autres.
Commenter  J’apprécie          80



Ont apprécié cette critique (7)voir plus




{* *}