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Critique de HordeDuContrevent


J'arrive un peu après la « bataille », bataille entre celles et ceux, parmi mes amis Babelio, qui considèrent ce livre « La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar Sarr comme un chef d'oeuvre et celles et ceux, toujours parmi les amis Babelio dont j'apprécie les critiques, qui l'ont détesté. Bataille entre les 5 étoiles et la demi-étoile, entre le maximum et le minimum. Et quelques avis, rares, plus tièdes, quelques rares entre deux. Une bataille qui souligne combien ce livre interpelle, divise, partage et qui m'a empêché un long moment de l'ouvrir, ce livre pourtant gagnant du Prix Goncourt, malgré le fait qu'il était là, depuis des mois, posé à mes côtés. Et je l'ai ouvert, comme ça, pour voir, me faire une idée du style ; j'ai été comme happée et me suis décidée enfin à plonger dedans…voilà le premier passage sur lequel je suis tombée, par hasard, et qui m'a décidé :

« La chambre : tu n'y étais pas encore entré qu'elle t'envoyait à la gueule son ventre : l'odeur de la vieillesse et de la maladie et de la faiblesse du corps dont toutes les pudeurs lâchent lorsque approche la fin. Je n'ai connu mon père que vieux. Je ne l'en ai que mieux haï, comme j'ai haï cette chambre qu'il ne quittait presque plus les dernières années de sa vie. Elles et lui avaient fini par faire corps. Je repense à mon père : avant que son visage d'aveugle apparaisse, c'est d'abord son odeur que je sens. Je la vois. Je la touche. Elle me saisit les tripes et me les retourne. Ensuite seulement l'odeur prend chair et cette chair devient le visage de mon père. Il m'a imposé son odeur de son vivant ; il me l'inflige encore depuis sa tombe. Fétide haleine. Crachats visqueux. Incontinence urinaire. Sécrétions anales. Hygiène sommaire. Inévitable pourrissement de l'ensemble. Mon père était une vieille charogne irregardable. de mon enfance à cette nuit où il m'avait fait appeler, je l'ai toujours connu ainsi. Nous étions en 1980, j'avais vingt ans, lui quatre-vingt-douze ».

Coup de poing. Et contrairement à ce que vous pouvez croire en lisant ce passage, il ne s'agit pas d'un nième règlement de compte d'un auteur envers son père, non, là c'est une femme qui parle ainsi dans ce livre, une femme qui détient une grande partie de la clé du mystère du livre et cette haine s'explique bien dans l'histoire. Mais quelle plume… !

Ce livre est une merveille, un prodige. C'est une labyrinthique mise en abime d'une histoire qu'il ne serait pas nécessaire de développer davantage, car, comme le dit Sarr « un grand livre ne parle jamais de rien, et pourtant tout y est ». C'est un précipice silencieux. A la fois presque rien si on se base sur l'histoire et tout si l'on considère les thèmes évoqués. J'ai pensé à Kundera en le lisant, Kundera en plus flamboyant et incandescent. le même genre de texte empli de méandres, le choc d'un gravier contre le pare-brise d'une voiture : au point d'impact se dessine une multitude de lézardes et à chaque ornière rencontrée sur la route, certaines s'allongent et se poursuivent plus que d'autres…mais au fur et à mesure du cheminement dans le livre, les lézardes forment comme une toile, une toile d'araignée. Elle m'a prise dans son filet en tout cas, je ressors bluffée. Des ondes concentriques vibrent sur le lac de mon âme…

C'est l'histoire d'un écrivain d'origine sénégalaise à Paris, Diégane, qui tombe sur le récit fabuleux d'un certain T.C. Elimane, auteur africain comme lui, dont le récit publié en 1938, « le labyrinthe de l'inhumain », avait évoqué la curiosité (comment un Nègre est-il capable d'écrire un lire aussi beau ? se demandait-on à l'époque) et la fascination puis qui disparut brutalement car accusé d'avoir plagié d'autres oeuvres, de s'être largement inspiré d'autres grands textes littéraires. Diégane, complètement sous le charme de ce texte maudit, se lance dans une quête effrénée pour connaitre et comprendre ce personnage, et se rend compte que d'autres personnes ont également été marquée à vie par cet auteur mystérieux, soit l'ayant connu soit, soit l'ayant également cherché. Qui était T.C. Elimane ? « Un écrivain absolu ? Un plagiaire honteux ? Un mystificateur génial ? Un assassin mystique ? Un dévoreur d'âme ? Un nomade éternel ? Un libertin distingué ? Un enfant qui cherchait son père ? Un simple exilé malheureux qui a perdu ses repères et s'est perdu ? »…au fur et à mesure de la quête, gonfle la puissance romanesque et le mystère du personnage…

Elimane plane sur tout le livre, sirène au chant mélancolique qui transforme chaque personnage qui tente de l'approcher en Ulysse, sans retour possible, perdu dans le labyrinthe de sa vie.

De ce point de départ somme toute simple : se pencher sur un auteur disparu qui a publié un livre hors norme en 1938, de cette bobine informe et à priori banale, nous tirons peu à peu des fils, chaque fil étant une voix, un réflexion lumineuse sur la littérature, sur l'écriture, sur la façon de lire un texte et de le recevoir, sur les racines, sur l'exil, sur les liens franco-africains, réflexions prenant corps soit dans des témoignages, soit dans des articles de presse, dans des enquêtes policières, dans des monologues, des rêves…tous les styles sont convoqués pour apporter une lumière sur cette histoire, selon des angles différents. Nous suivons un jeu de pistes sur lequel plane une touche de fantastique, de magie noire. Cette simple bobine de laquelle Sarr nous a conviés à tirer les fils, devient peu à peu pierre précieuse aux multiples facettes, aux couleurs plus ou moins sombres, plus ou moins vives. Un bijou taillé de façon magistrale dont chaque facette s'enchâsse avec harmonie avec les autres, mais qu'il est impossible d'admirer dans sa globalité, de cerner définitivement, tant le portrait se fait parcellaire au fur et à mesure de notre avancé. Une facette qui brille, c'en est une autre qui s'assombrit…

« Je pourrais convoquer ici le paradoxe de toute quête de connaissance : plus on découvre un fragment du monde, mieux nous apparait l'immensité de l'inconnu et de notre ignorance ».

Je ressors complètement envoutée par ce texte, émerveillée par la magie de cet auteur, par son art labyrinthique, par sa plume qui transforme chaque page en bijou de littérature, une littérature poétique, flamboyante, vivante. Ce livre va rester à mes côtés, il ne sera pas rangé sur une étagère, car je sais d'ores et déjà que je m'y replongerai de temps à autre pour y puiser matière à réflexion. Chapeau bas Monsieur Sarr !

« Les grandes oeuvres appauvrissent et doivent toujours appauvrir. Elles ôtent de nous le superflu. de leur lecture, on sort toujours dénué : enrichi mais enrichi par soustraction ».
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