Je n’ai pas lu tous les livres mais quelques uns ont clarifié le charabia de mon âme ; je ne suis pas mélomane mais la musique m’a fait entendre autrement le vacarme du monde ; je ne sais pas tout de la peinture mais je garde en mémoire tous ces autoportraits d’artistes qui m’ont dévisagé. Donner un semblant de tenue intellectuelle à ses complexes, peut-être est-ce cela se cultiver.
[…] Nos semblables sont nos « prochains » ? C’est dans cette proximité même que, soudain, surgit leur inquiétante étrangeté et explose toute l’horreur dont ils sont capables. Ce passant dans la rue, mon voisin de palier, mon frère mais aussi moi-même, nous sommes tous tentés de satisfaire notre « besoin d’agression au dépens d’un autre humain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de nous approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer ». Or nous ne résistons jamais longtemps à la tentation du carnage.
Pas de pensée propre qui ne soit une appropriation, voire une expropriation ; pas de pensée nouvelle qui ne soit une reprise. C’est le style ou le ton qui fera, peut-être, l’originalité de ce que l’on écrit…
[…] la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur ».
[…] j’ai expérimenté certaines formes de jouissance et je me suis rendu à l’évidence : rechercher le plaisir est un travail comme un autre qui oblige à des fréquentations sociales peu ragoûtantes… […] j’ai fini par me résoudre à l’idée que le plaisir pris dans les choses du sexe, aussi réel soit-il, est encore une de ces impasses qui me ramènent à l’ennui.
[…] on n’aime jamais personne mais seulement un style, le style grâce auquel un individu, s’il en a le goût ou le talent, façonne ses qualités – ses apparences.
[L’ennui]… ressemble à un ulcère de l’humeur…
L’essentiel n’est autre que la totalité, jamais épuisée par le regard, de ce qui apparaît.
Aux lecteurs attentifs de Platon il n’échappe pas que son œuvre s’affirme non comme une réfutation intellectuelle de la pensée sophistique mais comme sa censure morale. Preuve en est le ton satirique – la satire étant le genre littéraire par excellence du censor, celui qui blâme – employé en n’importe quel de ses textes où il s’agit de défaire la renommée des Sophistes sans jamais affronter leur pensée. Pas un dialogue où Platon, par le truchement de Socrate, son champion, ne fustige un sophiste de pacotille auquel il prête le nom d’un des Sophistes historiques tels que Gorgias, Protagoras, Hippias, Thrasymaque, etc. Qu’importe le contenu réel et singulier de la pensée de tel ou tel de ces hommes, qu’importe la différence de leur enseignement respectif ; qu’importe, surtout, leur apport à la civilisation grecque ; ce qui ne doit faire aucun doute pour personne, c’est que leur influence fut mauvaise, et leur réputation de savants usurpée. Que leur métier fut d’enseigner à de jeunes politiciens l’art de briller, qu’ils firent d’Athènes en ce ~ Ve siècle la capitale de l’Antiquité ne doit rien changer à cette légende. Les faits présentent-ils l’inconvénient d’être les faits, en ce cas, comme l’écrit plaisamment E. Chambry, préfacier de Platon, il convient de « sacrifier la vérité historique à la vérité idéale » – formule que je souligne tant elle définit exactement l’honnêteté intellectuelle du métaphysicien comme celle de nombreux professeurs de philosophie.