Citations sur L'avènement des barbares, tome 1 : L'or, la paille, le .. (1)
La mélopée s'élevait, glissait le long des hautes colonnes, emplissait de ses accents graves le portique encore frais du forum d'Arles, en cette chaude matinée d'un été finissant. L'auditoire attentif du chanteur, un homme robuste à la barbe poivre et sel, se composait d'une quinzaine de personnes : des marchands, des petits commerçants, originaires sans doute, à en juger par leurs vêtements, de la lointaine Syrie. Un jeune homme de taille moyenne, mince, le nez busqué, une fine barbe noire coupée aussi court que ses cheveux, vêtu d'une tunique ocre un peu usée et de sandales de cuir brun, venait de se joindre au groupe. Il avait en effet aperçu dans l'assistance, absorbée par le chant, une grande fille à la peau très blanche, dont les traits réguliers et les longs cheveux d'un noir d'ébène se discernaient sans peine sous un fin voile de lin ; il s'était ensuite rapproché discrètement et méthodiquement de cet astre de chair, tout en se demandant comment l'aborder.
- Que dit-il ? lui demanda-t-il, profitant d'un instant où le chanteur reprenait son souffle.
- Il chante en syriaque ; c'est un hymne du grand saint Ephrem ! lui souffla la belle avec un accent léger (qu'il jugea charmant), après avoir lancé un regard un peu surpris. Il dit que la croix du Christ est la clé du paradis, qu'il a cueilli au jardin d'Éden des fleurs disertes, ruisselant sur les hommes dans les chants... Il parle de la source du Seigneur, dans laquelle il faut puiser...
Encouragé par ce premier échange, le jeune homme après quelques instants de réflexion, se pencha en avant et dit avec un petit sourire : « Ça donne soif, non ? » La jeune femme se retourna vers lui, interloquée : il n'avait sans doute pas parlé assez fort, ou articulé assez distinctement. Il se pencha de nouveau en avant et répéta, cette fois en haussant la voix : « Ça donne soif, non ? Tu veux boire quelque chose ? » Et il ajouta, avenant : « Je m'appelle Vercel. » Deux auditeurs devant eux se retournèrent ; la jeune femme fronça les sourcils et détourné la tête.
Un peu gêné, le jeune homme prit l'air concentré, se croisa les bras derrière le dos et resta là quelques minutes, parfaitement immobile, attendant patiemment la fin de l'hymne. L'assemblée se dispersa bientôt, chacun retournant à ses occupations, tandis que le chanteur s'éloignait, accompagné de plusieurs des auditeurs, parmi lesquels la jeune femme ; celle-ci n'avait plus jeté un seul regard à Vercel. Dépité, celui-ci sortit à son tour de la pénombre et descendit les trois marches qui séparaient le portique du terre-plein central ; il fut ébloui par le soleil et dut baisser les yeux. » (p. 21-22)