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Critique de Powoui


Powoui
20 décembre 2015
Pourquoi l'Homme ne peut plus communiquer avec les bêtes ? Voilà un secret qui nous est révélé dans La langue des bêtes de Stéphane Servant. Mais autant vous prévenir tout de suite : vous ne ressortirez pas indemne de cette révélation. En suivant l'histoire de vieux personnages de cirque délavé à travers les yeux de la Petite, vous serez amenés à apporter un nouveau regard sur le monde et vous demander dans quel camp vous êtes : celui de la spontanéité et de l'allégresse, ou celui du conformisme et des machines dégoulinantes d'asphalte.

Petite est protégée – emprisonnée ? – du monde extérieur grâce aux histoires que lui racontent Major Tom, Belle, Pipo, Colodi et l'Ogre, ce père si tendre sous sa carcasse. Tous vivent au Puits aux Anges, autres carcasses, qui croulent sur un vieux parking.

“Au Puits aux Anges, le temps s'écoule, fluide, léger, sans brisure autre que celle du basculement de la lumière sur les carcasses des voitures et des ombres des arbres alentour qui s'étirent ou rétrécissent selon les saisons, et l'ombre de la Petite est pareille à celle des pins, mouvante, parfois minuscule parfois infinie.” – p. 11

Petite, gamine sauvage, nous entraîne dans une contemplation éblouissante de la nature qui l'entoure. Elle se questionne sur les sentiments, les émotions, sur l'origine des choses, et la disparition d'autres. Ses pensées finissent par tourner en rond, se répètent, et le roman devient un cycle incontrôlable qui entraîne chaque personnage dans sa chute, jusqu'au recommencement.

“La forêt semble figée sous une carapace de silence et pourtant, à l'oreille de la Petite, tout bruisse et murmure. Elle le sent : comme dans les histoires anciennes que lui racontent Pipo et Colodi, les esprits habitent les bois. Les esprits sont dans toutes les choses vivantes. Et aussi dans les pierres, l'eau et le vent. Il suffit d'être attentif. Ici, tout bruisse, tout palpite, tout vit.” – p. 14

Reste à savoir si l'on veut se laisser embarquer. C'est un texte puissant, sombre, dur. Comme les gens du cirque pensent tendre un miroir devant leurs spectateurs lors des représentations, Stéphane Servant nous impose notre propre reflet : de quel côté sommes-nous ? de la marginalité, de la spontanéité et de la joie, ou du conformisme, des oeillères et de l'autoroute qui avale la forêt ? C'est là toute la force de ce roman : l'auteur nous fait croire aux histoires, et nous roule dedans, nous enveloppe, nous fait vaciller au côté de Petite, et nous flanque de sacrées gifles de réalité qui arrivent en coups de poings çà et là – quand on ne s'y attend plus ; parce que les descriptions sont longues, parce qu'on s'attarde sur de petites choses pour leur donner leur importance. Parmi cela, des évènements terribles s'enchaînent, et il revient longuement dessus comme pour nous rappeler que les peines ne passent pas en un clin d'oeil. Qu'il faut du temps pour panser les plaies du coeur. Qu'il faut du temps pour comprendre qui l'on est et ce que l'on souhaite devenir. Qu'il faut du temps pour accepter, et qu'il faut de la force pour se résigner, parfois. Qu'il faut du temps pour grandir et un courage énorme, celui qu'on essaie d'insuffler à la Petite pour aller jusqu'au bout de ses peines.

“La liberté n'est pas un combat contre les autres, c'est un combat contre soi-même. (…) La résignation n'épargne personne, ni les hommes, ni les monstres, ni les dieux. Nous sommes pareils à des comètes esseulées, toutes filant dans le même ciel, toutes promises à la même obscurité. Alors pourquoi ne pas se rassembler pour éclairer plus fort un instant ce coin de ciel désolé ? Ce sont les brins tressés des histoires qui relient nos vies. Voilà pourquoi la Petite enterre sa jalousie sous les histoires d'amours et de cruautés qu'elle raconte, elle raconte, encore et encore, pour faire briller ce qui reste de beauté dans ce monde d'infinie solitude.” – p. 333

Le cerveau boue plusieurs fois, on se questionne, on pense comprendre, puis on oublie l'explication que nous avions trouvée, on finit par ne plus en chercher et nous nous laissons emporter dans cette vague de légendes et d'histoires, auxquelles on a, finalement, envie de croire.

La langue des bêtes est mystérieuse, celle de Stéphane Servant nous envoûte. Un roman sur l'amour des mots et le pouvoir des histoires, sur l'importance de croire aux rêves, à l'espoir, et de distinguer parfois la réalité de tout cela. Mais aussi un roman sur l'amour du temps présent, infini, éternel cycle de secondes renouvelées. Incontrôlable. Puissant.

“C'était infiniment bon. Les heures semblaient pétrifiées. Les secondes mêmes. Elles s'écoulaient avec la lenteur d'une goutte de pluie se frayant un passage dans la terre sombre. Aveugles. Millénaires. Sans volonté. D'une pureté sans cesse accrue. Distillés par une attente qui n'en était plus une puisqu'il n'aurait pas suffit d'une vie pour voir la première seconde vaciller dans le passé. Un éternel présent renouvelé.” – p. 376


Lien : https://horspistes.wordpress..
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