Mais le plus difficile était de se dérober quelque chose à soi-même.
Une histoire, c'est comme une couverture de laine. Elle est faite de brins tissés. Personne ne sait qui a commencé à raconter. Mais on se passe la couverture et de jour en jour la couverture s'agrandit. Tout le monde peut venir se blottir en dessous, les vivants et les morts trouvent un endroit pour se réchauffer. C'est pour cela qu'il faut continuer à croire aux histoires et à les raconter. Parce que les morts vivent encore à travers les histoires. Avec les histoires, comme les brins de laine tressés, nous nous tenons la main. Avec les histoires, rien ne disparaît jamais.
Cela fait bien longtemps que les hommes et les animaux ne parlent plus la même langue. Qui a en premier oublié celle de l'autre?
Quand tu connaîtras tous les mots, tous les mots qui sont dans les livres, le monde n'aura plus de secrets pour toi. Alors à ce moment-là, tu seras grande. Lis, Petite, ne t'arrête jamais de lire. Les mots sont la soupe de l'âme.
Les yeux ourlés du faon se posent sur la Petite. Et leurs regards se mêlent. Les mêmes yeux. Noirs et ronds. Insondables. (...) Et cette expression perpétuellement étonnée, comme si le monde était un immense point d'interrogation.
Les mots peuvent tuer plus certainement qu'un coup de fusil.
Nous mettions en scène ce qui fait que l'homme est plus qu'un homme. Qu'il est à la fois un animal et un dieu. Capable de déclencher des tempêtes, de frémir devant une souris, de se faire respecter d'un fauve, de trembler au moment de sa naissance comme à celui de sa mort. Ce mystère qui fait de nous des êtres doués de haine et d'amour. (p.54)
Cette nuit-là, dans son lit, la Petite comprend qu’un homme peut parfois étrangement ressembler à ces marionnettes aux mécanismes brisés. Il faut du temps. De la patience pour démêler les fils et en renouer certains. Et personne d’autre que des frères, des amis, ne peut faire cela. C’est pour ça que nous rugissons, pense la Petite en sombrant dans le sommeil. Parce que nous somme une famille, une tribu, une bande de bêtes sauvages faite pour l’amour et la guerre et les victoires et les défaites.
Et ce soir est un soir de victoire car Pipo est revenu parmi eux.
Dans les contes de fées, toujours, tout finissait toujours bien. Il fallait y croire, bien sûr, mais la vie était une histoire bien plus compliquée. Partout, des bêtes se tenaient à l'affût. Les plus terribles étaient celles tapies sous la peau de chaque homme, de chaque femme. Elles étaient terribles parce qu'on ne pouvait les nommer et que ce vide, cette absence de mots, permettait à nos peurs de modeler leurs traits.
Les mots, la soupe qui fait grandir l'âme.