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Critique de Presence


Ce tome contient les 2 parties du livre 1 intitulé "Clyde fans". À terme, un tome 2 devrait voir le jour.

Livre un, première partie (initialement paru en 2000) - Cette partie se déroule en 1997, et elle commence par un lent lever de soleil (pendant 3 pages) éclairant au fur et à mesure les façades d'un quartier de la ville de Toronto. À la quatrième page, le lecteur assiste au lever d'un vieil homme (né en 1916, soit 81 ans). Il s'agit d'Abraham Matchcard (surnommé Abe) et il se met à parler à haute voix : un soliloque ininterrompu s'étalant pendant toute cette partie. Les images de cette bande dessinée permettent de suivre ses gestes quotidiens pendant toute la matinée. Il se lève, s'habille, nettoie son dentier, met son dentier, descend au rez-de-chaussée, se fait cuire un oeuf, beurre une tartine, prend son café, prend le temps de se reposer un peu dans son fauteuil au salon, descend au sous-sol, se rend dans ce qui était autrefois le magasin "Clyde Fans", fait quelques pas dehors et rentre. Pendant tout ce temps, il parle à haute voix (sans interlocuteur) et évoque des souvenirs sur sa vie de commis voyageur, sur son frère, sur le développement de l'entreprise familiale (qui a compté jusqu'à 30 VRP), sur son déclin, sur le caractère de son frère, sur les qualités d'un bon démarcheur, sur le temps qui passe, etc.

Seth (de son vrai nom Gregory Gallant) a sérialisée cette histoire dans son magazine de prépublication appelé "Palookaville", à partir de 1993. Il est l'auteur complet de la vie est belle malgré tout (1996), le commis voyageur, tome 1 (2004), Wimbledon Green : le plus grand collectionneur de Comics du monde (2005), George Sprott 1894-1975 (2009) et La Confrérie des cartoonists du grand nord (2011).

La première découverte de cette histoire peut laisser le lecteur perplexe. Il est vraiment invité à suivre quelques heures de la vie d'un monsieur de 80 ans dans ce qu'elle a de plus banale et de plus quotidienne : de la prise de médicaments matinale, jusqu'à sa contemplation des flocons de neige à travers la vitre, en passant par un court bain. Énoncé ainsi, on peut craindre un ennui visuel d'une ampleur inimaginable. Il est bien sûr possible de se rabattre sur le monologue d'Abe qui aborde plusieurs sujets en ordre un peu dispersé. Contre toute attente, l'ennui ne pointe jamais le bout de son nez. Seth a conçu une architecture narrative sophistiquée qui distille les informations avec intelligence et méthode, alors même que le mode est artificiel (un long monologue sans interlocuteur) et qu'Abe semble changer de sujet au gré de ses activités. Pourtant au bout de 70 pages, le lecteur a pris connaissance de l'histoire de l'entreprise familiale de sa conception, à sa fermeture 44 ans plus tard (avec l'apport déterminant qui lui a permis de prospérer). Il a une idée précise de la vie de représentant d'Abe et de l'idée qu'il se fait de son métier.

Dans les dernières pages, Abe passe en revu les 5 étapes de la vente : (1) attirer l'attention du client, (2) éveiller son intérêt, (3) être convaincu des qualités de son produit pour en convaincre le client, (4) éveiller le désir du client pour le produit, et (5) finaliser la vente. Mais Abe ne se limite pas à partager son expérience professionnelle, il a aussi le bénéficie du recul et a acquis une sagesse rétrospective découlant de l'analyse de ce qui s'est passé. Il sait qu'il n'a jamais fait partie des vendeurs d'exception et il sait ce qu'il lui a manqué pour pouvoir en faire partie. Il a vu péricliter l'entreprise créée par son père et il a compris pour quelle raison. Il peut comparer son parcours à celui de Simon son frère.

Visuellement, Seth invite le lecteur à découvrir les objets du quotidien d'Abe, de son réveil au grand fait-tout qu'il utilise pour cuire son oeuf. Il nait une forme d'intimité, familière sans être obscène, avec les lieux de vie de cet homme, les aménagements et ce dont il se sert depuis des années. À plusieurs reprises, le monologue d'Abe évoque des situations ou des actions dont il subsiste des traces matérielles qu'il regarde ou qu'il manipule : une toupie pour enfant, une collection de cartes postales, des hélices de ventilateur, etc. Seth dépeint tout cela avec un trait élégant qui ne cherche pas le réalisme photographique, mais des formes légèrement épurées, avec une seule teinte bleue pale tirant vers le gris.

La situation et les thèmes évoqués peuvent faire penser à Mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller. Mais Seth a débarrassé son histoire de tout sentiment exacerbé, de tout élan émotionnel prononcé. Avec l'âge, Abe a accepté la nature profonde de son être, et la nature ordinaire de sa vie, rien d'exceptionnel, mais une vie d'homme particulière quand même. Contre toute attente, il s'agit d'une lecture prenante qui parle de la condition humaine, sans utiliser les ressorts de l'action, ou du sentimentalisme, un regard apaisé et critique, sans méchanceté ni acrimonie.

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Livre un, deuxième partie (initialement paru en 2003) - Cette partie se déroule en 1957 et elle est consacrée à Simon Matchcard, le frère d'Abraham. Les 3 premières pages dépourvues de tout texte permettent d'admirer le paysage en même temps que Simon effectue son voyage en train, puis en même temps qu'il a son premier aperçu de Dominion, une ville de moyenne importance. Simon qui est plutôt de nature introvertie a décidé d'essayer d'évoluer et de tenter sa chance en tant que VRP de Clyde Fans. le lecteur est à ses cotés alors qu'il va tenter de placer ses produits auprès de 4 revendeurs d'appareils de petit électroménager. Il aura également une longue conversation avec son voisin de chambre d'hôtel, également VRP, mais recevant ses clients dans sa chambre d'hôtel.

En tant que deuxième partie, les pérégrinations de Simon Matchcard répondent et complètent les réflexions d'Abraham Matchcard exprimées dans la première partie. Pour cette deuxième partie, Seth a choisi un mode de narration beaucoup plus traditionnel. Cette fois-ci le lecteur suit les déplacements et les interactions du personnage principal, il y a des dialogues entre les différents protagonistes et le lecteur a accès aux pensées de Simon par le biais de 2 courts extraits de son journal intime en début d'histoire. La première partie a déjà établi que Simon n'avait pas les qualités requises pour être un bon VRP, il n'y a donc pas vraiment de forme de suspense dans le récit. Il s'agit juste de voir comment Simon va s'y prendre pour surmonter sa propension à l'introversion, et sa crainte du contact avec les autres.

Dès la scène d'introduction, Seth souhaite donner au lecteur le sentiment que Simon Matchcard est un individu tourné vers l'extérieur, dans le sens où il observe ce qui l'entoure. Il regarde par la fenêtre du train, il prête attention aux façades d'immeuble, il écoute ce que disent les gens attablés non loin de lui. Il observe la serveuse en train de regarder la pendule pour savoir combien de temps il lui reste à travailler. le lecteur a une conscience aigüe de l'environnement dans lequel évolue Simon, toujours avec ce style de dessin éloigné d'un cran de la réalité, précis, mais avec un rendu qui montre des objets simplifiés, sans texture. Sur les 76 pages de BD, 44 sont silencieuses, dépourvues de dialogue et de texte. Seth met en évidence l'isolement de Simon Ses occupations donnent des indications sur sa vie intérieure. C'est ainsi que l'inclinaison de sa tête lorsqu'il est attablé permet de comprendre qu'il est en train d'écouter les conversations autour de lui. La façon dont il tient son chapeau extériorise sa nervosité et son manque d'assurance, indiquant au lecteur son niveau de stress.

Comme dans la première partie, Seth insiste pour définir la relation entre le personnage et la ville. Cette fois-ci il consacre 2 pages à donner une vision des silhouettes des immeubles de cette ville de moyenne importance, de nuit. Ce passage se termine par la vision d'un phare éclairant la nuit, mais qui s'avère être une photographie sur le mur de la chambre d'hôtel de Simon. Comme dans la première partie, ce passage est laissé à la libre interprétation du lecteur. La nuit correspondrait-elle à l'état psychologique de Simon, incapable d'envisager un mode vie lui permettant de sortir de la nuit de la solitude ? Les façades et les appartements seraient alors autant de lieux de vie qui lui sont inaccessibles. le dessin pleine page consacré à une vue aérienne d'un quartier de la ville de Dominion servirait à insister sur le fait que la présence de Simon dans ce quartier n'a au final aucune incidence sur ses habitants et ses usagers. Mais il est également tentant de faire le rapprochement avec les pages similaires servant d'ouverture dans la première partie. Il faudrait alors voir dans ses premières pages le soleil illuminant autant de lieux utilisés par Abraham qui y a laissé une empreinte. Ou alors il s'agit de tout autre chose. Quoi qu'il en soit, Seth ne livre pas d'interprétation toute faite, il ne subsiste que cette volonté de mettre le personnage en relation avec son environnement urbain.

Il est aussi très tentant de repérer les similitudes entres Simon Matchcard et le personnage de Seth dans La vie est belle malgré tout. Il y a d'abord la morphologie qui est identique, puis la distance entre lui et les autres (même si elle est beaucoup plus grande chez Simon) et sa propension à collectionner (des comic-strips pour Seth, des cartes postales pour Simon). Ces cartes, ainsi qu'une toupie établissent un lien avec la première partie qui vient enrichir ces 2 narrations.

Pris à part, cette partie décrit 48 heures dans la vie d'un monsieur manquant de confiance en lui et se plaçant dans une situation où il doit surmonter ses inhibitions, ou s'avouer vaincu. Seth décrit avec une grande délicatesse les affres de ce monsieur, sans aucune bulle de pensée, sans narration intérieure (excepté les 2 courtes entrées dans son journal intime), sans analyse effectuée par une tierce personne. le lecteur éprouve toute la détresse de Simon Matchcard dans cette situation où il se fait violence, ainsi que toute sa sensibilité vis-à-vis de tout ce qui l'entoure, à commencer par les autres êtres humains. Prise comme la deuxième partie d'un récit plus vaste, le lecteur apprécie le contraste entre les 2 frères, mais aussi la dextérité avec laquelle Seth utilise 2 approches très différentes pour mettre en évidence leurs failles propres, ainsi que leurs limites, et donc ce en quoi ils sont semblables, au delà de leur différence de caractère. Seth évoque avec grâce des composantes universelles de la condition humaine.
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