La rue du Sexy Moon dessine un S sur le deuxième raidillon de la Butte, entre les rues Houdon et Véron. En contrebas, l'icône de la nuit parisienne : la place Pigalle. Les néons du boulevard de Clichy, les badauds, la circulation, les patrouilles de la BAC. Plus haut, les Abbesses, les bistrots bondés, la foule des branchés, le deal. La rue du Sexy Moon est l'une des dernières voies du quartier à conserver sa réputation de coupe-gorge. Les noceurs n'y garent pas leur Porsche ; les travestis n'y tapinent plus après la tombée de la nuit ; les ivrognes préfèrent pisser ailleurs. Elles est sombre, poisseuse, sonore, la rue du Sexy Moon.
- Alors, qu'est-ce que vous voulez connaitre de cette bonne maison ? a demandé Aguillon.
J'ai hésité sur la façon d'attaquer. Je n'aime pas la bonhomie, elle me parait suspecte. Je n'ai jamais pu aller vers les gens avec entrain, du premier coup. J'ai toujours trouvé ça obscène. Et cet Aguillon était une grosse tranche de bonhomie ambulante, celle des banquets de représentants de commerce. Le style Vieille France, gros rouge, chou farci.
Fallait l'entendre pour le croire. Elle n'était pas idiote ; elle ne jouait pas la comédie. Ce n'était pas de la naïveté. Il y avait chez elle quelque chose à l'état brut. Comme certaines de ces pierres précieuses que je rapportais autrefois d'Asie et qui résistent aux scies, aux meules.
En 1985, Paul était déjà une huile ministérielle. Moi, Simple inspecteur. Pendant que je jouais les Rambo avec mes collègues canadiens, que je crachais mes poumons sur des parcours du combattant inventés par des psychopathes, Paul animait des séminaires à l'intention des officiers supérieurs. Lui dans du velours, moi dans la boue. Les chefs d'un côté, la piétaille de l'autre. Mais nous avions tout de même sympathisé.