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Critique de Woland


Jusqu'à maintenant, je n'avais jamais rencontré, chez Simenon, sauf en de très rares paragraphes de ci-, de-là, ou par l'apparition de petites frappes efféminées dans les "Maigret", un roman qui traitât de l'homosexualité masculine. Car tel est bien le thème central de ce "Chemin Sans Issue" qui débute sous une averse épouvantable, comme seule Cannes sait en déverser, surtout au temps du Festival. (Précisons tout de même que ledit Festival n'existait pas en 1938).

Pourtant, Simenon nous brosse dès le départ un paysage et des personnages que nous avons déjà bien souvent rencontrés, prêts à se précipiter pour lui dans n'importe quelle situation périlleuse : un ciel flamboyant de chaleur (la pluie finit par se calmer), une femme d'âge plus que mûr mais très riche (après trois mariages, elle le peut), qui possède villa et yacht, la fille de son premier mariage, qu'elle n'a pas élevée mais qu'elle vient juste de recueillir sur son bateau parce que le père, employé de la RATP, ce me semble, vient de mourir, deux ou trois amis-parasites essentiellement préposés à faire la fête (c'est toujours notre femme mûre, Jeanne Papelier, qui règle les frais) afin de distraire leur hôtesse qui, en dépit de toute sa richesse, s'ennuie à mourir de ce côté-ci du miroir, et bien sûr un ou deux hommes d'équipage pour entretenir le yacht, qui porte le nom d'Elektra, même si cela fait bien un an qu'il est à l'ancre.

Ces deux matelots, elle les a pris ensemble comme elle aurait acheté un couple d'Inséparables mais elle n'est, épisodiquement, que la maîtresse, décatie et cynique, du premier (le plus âgé, il faut le dire), Vladimir. Celui-ci recherchait désespérément du travail, en compagnie de Georges, surnommé "Blinis" en raison de son extraordinaire maîtrise à réaliser cette gâterie russe qui se mange souvent avec de la crème aigre, lorsque Jeanne les a ferrés dans quelque bar dont personne ne se souvient plus. Si Vladimir a bien dans les cinquante ans et a beaucoup vécu, Blinis, lui, est bien plus jeune et suit son camarade les yeux fermés. D'origine russe tous les deux, Vladimir est le seul à parler un français correct. Blinis se débrouille mais ce n'est pas une réussite.

Quoi qu'il en soit, sur son "petit joli bateau", comme il aime à l'appeler, Blinis est heureux. Evidemment, c'est lui qui se coltine tout le travail mais il aime bien entretenir, cirer, faire la cuisine, etc ... Quand débarque, ou plutôt embarque, la fille de Jeanne, qui se refuse à vivre à la villa de sa mère avec les "amis" de celle-ci et dans un climat de beuverie quasi perpétuel, il ne change rien à ses petites habitudes et s'en fait même une amie - voire plus, ce que Vladimir comprendra trop tard.

... Pourtant, la verte jalousie taraude Vladimir. Il met à profit la "perte" régulière d'un brillant de cinq cent mille francs, qui affole régulièrement la villa mais que Jeanne Papelier ne tarde pas à retrouver là où elle-même l'avait replacé après avoir trop bu, pour dérober la pierre et la cacher dans le sac de marin de Blinis. Ne reste plus qu'à attendre qu'éclate le drame ...

Jamais, pas un seul instant, sauf par des allusions de plus en plus explicites (à mon sens) et que je vous laisse repérer vous-même, Simenon n'évoque une quelconque relation physique entre les deux hommes. Et pourtant, le lecteur ne peut finir convaincu que par une chose : Vladimir aimait Blinis - mais il ne le savait pas ou voulait l'ignorer.

L'action monte crescendo, le lecteur s'impatiente de percevoir enfin les cris d'orfraie de Jeanne Papelier dès qu'elle aura découvert la disparition, cette fois bien réelle, de son brillant, et plus encore, on se demande ce qu'il va se passer entre les deux hommes. Blinis, qui a sa fierté, préfère partir (Mme Papelier ayant renoncé à porter plainte), ce qui désole Vladimir qui s'attendait à tout, sauf à ça. Celui-ci tente alors de prendre, auprès de la passagère du yacht, la place de camarade et de complice que tenait son ami. En vain.

Il va de soi que Vladimir s'est en effet persuadé qu'il est jaloux non de Blinis mais de celle dont, visiblement, il est tombé amoureux. Mais si vous prenez la peine de lire attentivement "Chemin Sans Issue", vous vous rendez très vite compte que quelque chose cloche. Ca pourrait passer mais non ... non ... Il y a un os, une ornière, une vague qui ne devrait pas être là ...

Chose que vient nous confirmer la fin, en quelque sorte rédemptrice du roman, qui se déroule, elle, dans les neiges polonaises où Vladimir a enfin retrouvé son Blinis, non sans avoir au passage sacrifié à l'autel de sa passion Jeanne Papelier en personne, qui sert ici d'exutoire - la pauvre femme, dans le fond, aura-t-elle jamais servi à autre chose, sa vie durant ? Assassiner Jeanne, il pourra l'avouer à Blinis mais il n'aurait pas pu lui avouer l'assassinat de sa fille, par exemple ...

Un roman qui n'a rien de simple. Au début, on se dit : "Ah ! oui, je connais, je suis déjà passé ! ..." et puis, plus on s'enfonce entre les pages , plus on constate que ce roman est unique parmi ceux que vous avez lus jusqu'ici. Il faut bien dire que Simenon a une manière bien à lui d'aborder un sujet qui, encore aujourd'hui, reste délicat mais qui l'était plus encore dans les années trente. Subtilité, son maître mot, est au rendez-vous, on s'en doute, auprès d'un désir d'analyse : le rapport avec la mère, le déni d'une sexualité considérée comme pervertie et dont, une fois admise, Vladimir ne peut s'absoudre qu'en glissant tout doucement vers la clochardise et l'asile de nuit (à condition qu'il puisse payer). Un asile situé évidemment dans un paysage de pureté absolue.

Si "Chemin Sans Issue" n'est sans doute pas un livre qui "fracasse" son lecteur et le laisse pantelant, il n'en reste pas moins, à mon avis, un volume important dans l'univers simenonien. Lisez-le et vous verrez bien. ;o)
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