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Critique de Woland


D'emblée, le titre m'avait beaucoup intriguée. S'il est volontiers bougon et grognon, il est rare que Maigret pique une gueulante. Il a d'ailleurs raison : moins on en pique, plus celles qu'on tonne produisent leur petit effet. Je me demandais donc à quoi pensait exactement Simenon en nous parlant de "colère." On ne commence à comprendre qu'au chapitre sept - les "Maigret" comptent en général huit chapitres, plus rarement neuf - mais là, pour comprendre, on comprend !

Bon, alors, retour sur l'histoire : Emile Boulay, surnommé avec un vague mépris "l'Epicier" par le monde nocturne de Montmartre, disparaît une nuit, alors qu'il repartait dans l'une de ses innombrables tournées de vérification entre ses différentes boîtes de nuit. Il en possédait quatre dans le même coin, du côté de Pigalle et de la rue Blanche, et une cinquième, plus proche des Champs, dont il avait confié la gérance à son beau-frère, Antonio. C'est d'ailleurs celui-ci qui, inquiet de l'escamotage du mari de sa soeur, en parle à Lucas. Celui-ci, apercevant Maigret, qui rôde au même moment à la Brasserie Dauphine en se demandant si, oui ou non, il va prendre un apéritif (son ami, le Dr Pardon, lui a prescrit l'abstinence pour un temps), évoque à son tour l'affaire devant le commissaire.

Au début, pour Maigret, c'est du banal. Probablement un règlement de comptes. Mais Antonio n'est pas d'accord : Boulay n'avait pas d'ennemis et il n'avait pas de maîtresse. Ce qu'il aimait par dessus tout, c'était sa petite vie de famille, avec sa femme, Marina et leurs deux jeunes enfants, sa belle-soeur, Ada, encore célibataire, et même la belle-mère, venue tout droit de son Italie natale. C'est d'ailleurs ce mode de vie petit-bourgeois qui l'avait fait surnommer "l'Epicier" par les propriétaires plus flamboyants de night-clubs de même type. Au demeurant, à peine Maigret commence-t-il à se renseigner une fois le corps retrouvé - Boulay a été étranglé et son cadavre, conservé quelque part pendant trois jours, avant d'être déposé sur un trottoir - que les membres de ce milieu particulier ouvrent des yeux ronds et secouent la tête, avec, pour une fois, une franchise déconcertante. Etranglé, en plus ... Les truands n'étranglent pas : ils règlent leurs comptes au revolver, comme les Corses qui étaient "montés" liquider Mazotti, quelques jours avant la mort de Boulay.

Sur ce point, Maigret, l'intégralité de ses inspecteurs et donc ces messieurs du milieu sont tous d'accord : le coupable n'appartient pas à la pègre. Ou alors, c'est un vrai cave, un débutant miteux ... Mais à quel mobile aurait-il pu obéir ? ... Et puis, non, ça ne tient pas debout ... Et le fait d'avoir conservé le corps pendant trois jours, au mois d'août, à Paris ... Vrai, ça n'a pas de sens !

Comme presque toujours avec Simenon, le récit est si bien ficelé, si bien présenté et amené que le lecteur se laisse facilement emporter dans l'aventure. Très vite, lui aussi cesse de suspecter la pègre, si dédaigneuse des méthodes employées en l'affaire et même assez vexée à l'idée qu'on puisse imaginer qu'un des siens ait pu descendre si bas . Alors, bien sûr, on fouille un peu la vie privée de Boulay. Mais Maigret, Lapointe, Lucas et Torrence ont beau faire, là encore, tout tombe à l'eau : la "petite Italie" recréée pour son bonheur par le tenancier de boîtes de nuit est aussi idyllique que le soutenait dès le début un Antonio qui, on le vérifie aussi, se comporte de manière tout à fait réglo dans sa gérance.

En fait, on a le cadavre, on a des témoins qui l'ont vu encore qu'il était vivant et sortait du "Lotus" pour se rendre dans une autre de ses boîtes mais à part ça, même l'autopsie n'a pas donné grand chose. Ce n'est plus une enquête, c'est un casse-tête. Un petit coup d'oeil également sur les livres de comptes, cela va de soi : mais tout est en règle, là aussi. Boulay, et la chose était notoire, avait une sainte horreur de tout ce qui pouvait lui faire une mauvaise publicité quelconque. Déjà, qu'il ait été convoqué - comme tant d'autres - en tant que témoin pour la mort de Mazotti, ça l'avait tout révolutionné . Bien qu'il sût que la maréchaussée ne le suspectait en rien d'avoir trempé dans l'assassinat . La routine, c'est tout. Il y en a dans les boîtes de nuit, il y en a chez les flics, c'est ainsi : il faut bien que la discipline règne.

Maigret apprend tout de même que Boulay confiait ses déclarations d'impôts et sa comptabilité à un avocat qui plaidait parfois au pénal, Jean-Charles Gaillard. Un type réglo, lui aussi ... Mais certaines lueurs s'allument dans le regard du greffier qui relève pour Lucas les affaires plaidées par Gaillard. Et puis, il y a ce fonctionnaire des Impôts, que Maigret joint là encore par routine, et qui, après une certaine réserve, n'en finit plus de soutenir au commissaire qu'un jour, il coincera l'avocat. Pour l'instant, on ne peut rien prouver - et Dieu sait si le malheureux fonctionnaire a essayé, attrapant des migraines à vérifier et revérifier les déclarations établies par Gaillard. Mais rien : aucun détail bizarre, aucune erreur, tout respire l'honnêteté - avec, par derrière, et les Impôts ont en général le nez hyper-fin en la matière , une très légère odeur de pourriture ...

Seulement voilà : pas plus qu'un truand digne de ce nom n'étrangle celui avec qui il a des comptes à régler, un avocat - un avocat qui a pignon sur rue et une excellente réputation - ne songerait à tuer l'un de ses clients. D'autant que les "clients" de Gaillard le payaient gros. On ne tue pas la poule aux oeufs d'or ...

Revoilà Maigret à la case départ mais, à l'exemple de l'employé des Impôts, lui aussi a flairé quelque chose ... Et ce quelque chose, quand il en découvrira la nature, provoquera en lui une colère épouvantable, à tel point que, dans le bureau des inspecteurs voisin du sien, tout le monde se figera en entendant son poing massif s'abattre sur son bureau.

Un Maigret tout simplement passionnant, qui nous montre, sous un angle relativement normal et routinier, le milieu des boîtes de nuit bien gérées - c'est-à-dire sans drogue ni trafics pouvant provoquer la fermeture et attirer la honte sur des hommes comme Emile Boulay. Que ceux-ci ne soient pas légion dans le métier, c'est possible : mais il en existe et eux aussi ont leurs règles. Avec "La Colère de Maigret", on découvre le monde toujours un peu défraîchi, un peu trop clinquant, des bars d'entraîneuses et des clubs de strip-tease mais sans son côté glauque et désespéré, plutôt comme un théâtre à vocation à la fois commerciale et artistique - un théâtre admirablement géré. Boulay trichait peut-être - peut-être - sur ses déclarations d'impôts mais il ne se livrait à aucun trafic dangereux. C'était ... oui, cet ancien maître d'hôtel de la Transat avait une réelle mentalité d'épicier. Sans mystère, sans ombre, plate, sans surprise.

D'où l'aspect encore plus stupide et, oui, ignominieux de son décès. ;o)
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