AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Woland


Etoiles Notabénistes : ******

ISBN : 9782258093584

Ce "Cheval Blanc" est évidemment une auberge. Ses propriétaires en sont Mme Fernande, une jeune femme de trente ans, qui l'a reçue en héritage de son alcoolique de père, et son mari, Jean. Une femme de caractère, Mme Fernande, on le voit tout de suite. Douce mais ferme. Elevée à la dure, il faut bien l'avouer : les rares souvenirs de son enfance que Simenon nous permet de saisir, par-ci, par-là, ne sont pas tendres. La violence et les scènes étaient quasi quotidiennes. D'où le mépris et le refus déterminé de toute brutalité comme de tout conflit s'installant à demeure, chez cette femme à qui l'une comme l'autre rappellent trop de cauchemars de sa jeunesse.

De toute façon, Mme Fernande a su se choisir un époux selon ses voeux. Fin maître-queux, Jean jouit dans la région d'une excellente réputation. On l'estime bon garçon et fine gueule et, sans ses talents de cuisinier, l'établissement ne serait pas au niveau atteint. Un petit souci cependant : ses petites crises d'associalité, fort ennuyeuses quand il doit accepter les tournées rituelles ou le pousse-café auprès de quelque client important. Son autre grand défaut - dont il se sent horriblement coupable mais auquel il cède toujours, malheureusement - c'est qu'il est incapable de voir un jupon sans se précipiter derrière. Même si le jupon abrite des appâts un tant soit peu décatis, comme celui de Thérèse par exemple, l'une des servantes du "Cheval Blanc", maigre et toujours de mauvaise humeur, par ailleurs mariée à un Polonais doux comme un mouton - sauf lorsqu'il a bu. Dans ces cas-là, le mineur (il travaille en effet dans les mines du coin) se rend droit au "Cheval Blanc" afin que, en échange de sa complaisance, on lui offre tout l'alcool qu'il désire. Et dame, un Polonais ... ;o) Mais c'est aussi pour chercher querelle qu'il agit ainsi et il lui arrivera, en un jour mémorable pour tous à plus d'un titre, de sortir son cran d'arrêt contre un M. Jean qui ne se laissera d'ailleurs guère impressionner ...

La cote de Thérèse est néanmoins un peu en baisse ces temps-ci. La nouvelle, la jolie Rose, qui est mineure entre parenthèses, retient toute l'attention de M. Jean, lequel pousse le vice jusqu'à se lever plus tôt que d'habitude pour la rejoindre dès potron-minet dans sa chambre. Leurs ébats sont soigneusement épiés par l'homme à tout faire de la maison, Félix Drouin, un ancien des colonies - on l'apprendra plus tard - atteint de paludisme et animé par une haine profonde des hommes. On ne saura jamais très bien comment il a atterri là - ses neveux, les Arbelet, personnages qui ouvrent et ferment le roman, ne le sauront pas plus - mais il ne veut en partir sous aucun prétexte. Aller ailleurs, par exemple dans une maison de retraite, comme le lui suggère délicatement son neveu par alliance, qui tombe sur lui pratiquement dès la première nuit qu'il passe à l'auberge avec sa famille, lors du week-end de la Pentecôte, ne l'enthousiasme absolument pas. Félix considère, semble-t-il, à peu près tous et tout, jusque lui-même, comme de "la m ..." et ne cesse de le répéter, même quand il ne parle qu'à lui-même. Son autre antienne favorite, c'est : "Un jour, il faudra bien que j'en tue un ..." Un quoi ? Mais l'un des voyageurs qui passent et dont, en tant que gardien de nuit, il nettoie les automobiles au garage entre une heure et quatre heures du matin à peu près.

Encore n'est-ce qu'une possibilité. Félix, malade de corps mais tout aussi certainement esprit redoutablement fêlé, serait capable de tuer n'importe qui. Il vit dans la grange, sur une paillasse qu'il ne nettoie pas, traîne des vêtements dégoûtants, agrémentés de chaussures qui tiennent plus de la godasse que d'autre chose, se lave ... quand il se lave (passons vite sur ce détail, merci ) mais le pire, c'est que, même en se lavant, il sent mauvais. La pourriture interne, sans doute, une maladie qui s'est emparée de lui alors qu'on le contraignait jadis à démissionner de l'armée et qui n'a cessé de croître devant l'injustice humaine.

Cette "pauvre tache", comme certains le désigneraient aujourd'hui, est le véritable, le seul et lamentable héros du roman. Sans lui, l'action principale, qui nécessite l'entrée en scène du brigadier de gendarmerie et de son suppléant, n'aurait pas de raison d'être. Sans lui, son neveu, qui travaille à Nevers et y mène une vie bien tranquille quoique très étriquée, auprès de son épouse et de leurs deux fils, Emile et Christian, n'aurait pas eu de prétexte pour retourner au "Cheval Blanc", en quête d'une Rose qui avait tapé dans l'oeil de ce timide, à qui elle paraissait pure et innocente. Sans lui, sans sa démarche hésitante, sa mauvaise humeur perpétuelle, ses menaces inachevées et obsessionnelles, sans sa détestation chronique de l'univers entier, sans la jouissance qu'il éprouve à s'avilir en acceptant les pires corvées contre le gîte et le couvert, le "Cheval Blanc" ne serait plus le "Cheval Blanc."

L'ironie féroce de l'intrigue réside dans le contraste entre la vision paradisiaque que se fait de cette auberge et de ses habitants un Arbelet qui y a trouvé un abri provisoire pour lui-même et sa famille, à l'issue de l'une de ces éprouvantes promenades qu'ils font les jours de loisirs, et celle que nous en donne complaisamment l'auteur, avec les coucheries de M. Jean et ces curieuses périodes durant lesquelles il se sent un peu comme un esclave, le mieux traité de la maison, certes, mais incapable de s'évader autant par paresse que par lâcheté ; une Mme Fernande belle et tranquille, qui ne veut rien voir du mal qui l'entoure, jusqu'à ce que son époux lui ramène une maladie vénérienne probablement relayée par une Thérèse qui - c'est de notoriété publique - couche avec tous ceux que la chose intéresse - encore Mme Fernande ne se fâche-t-elle pas et se contente-t-elle de préconiser qu'il faut rester discret tout en faisant soigner son mari, Thérèse si celle-ci le veut bien, Rose, parce que Dieu sait ce que son père dirait s'il apprenait ça et elle-même, bien sûr ; une Rose à la fois piquante et douce, qui, bien loin d'être l'innocente qu'Arbelet voit dans ses rêves, sait ce qu'elle veut et le prouvera quatre ans plus tard par son mariage avec un garagiste ; une Nine, brave et bonne femme aux jambes trop faibles, qui reste toute la journée, ou presque, à éplucher les pommes de terre, faire la vaisselle et surveiller le fourneau, du coin de la table de cuisine où elle tient sa place depuis une éternité ; le chien, toujours attaché au-dehors, dans sa niche, bien nourri et qui fait son travail de gardien mais dont on ne connaîtra jamais le nom ; le tourbillon des clients, les riches, les moins riches et ceux qui choisissent toujours le menu économique par obligation, toujours en pleine folie aux beaux jours mais dont les spirales se ralentissent à la venue des mois plus froids ; et bien sûr l'ombre malintentionnée de Félix, ce Diogène sans sagesse, qui se traîne un peu partout dans l'auberge, se servant de ses mains sales à même le réfrigérateur et ricanant si on lui en fait reproche, traînant les pieds par plaisir, se complaisant dans sa crasse et sa haine parce que la Vie ne lui a vraiment pas fait de cadeau et menaçant de tuer un jour parce qu'il fut jadis accusé à tort de l'avoir fait.

Adoptant l'allure pressée de chacun, devinant les inquiétudes cachées de Mme Arbelet (qui a compris pour Rose et le "béguin" de son mari) et celles, concernant la réputation du "Cheval Blanc", qui assaillent Mme Fernande derrière sa caisse, ne cessant de s'interroger sur la personnalité profonde de ce Félix dont Simenon se refusera à nous livrer toutes les clefs, et finissant par constater que, en dépit de toutes les failles, plâtrées et replâtrées, qu'il recèle, le "Cheval Blanc" l'a lui aussi pris sous son charme indéfinissable, le lecteur tourne la dernière page, convaincu - mais incapable d'en expliquer les raisons profondes - d'avoir lu l'un des meilleurs romans noirs de Simenon.

Et ça lui fait infiniment de bien, croyez-moi ... ;o)
Commenter  J’apprécie          100



Ont apprécié cette critique (9)voir plus




{* *}