Mitragyna

Chartres, le 28 juillet 2011.


Chère Camille,

Si tu as réussi à ouvrir ce fichier, c’est que les événements se sont déroulés tels que je l’avais prévu et que tu t’es montrée à la hauteur de la tâche. Tu as donc trouvé les graines, tu as isolé la séquence que j’y ai introduite et tu as décrypté mon disque dur.

Silas était déjà dans le couloir quand il lui cria que mourir transpercé par deux coups de couteau n’était pas non plus une bonne procédure pour finir sa vie.

Depuis la découverte du corps, Kravinsky et Bailly n’avaient pas progressé d’un pouce : une victime sans identité, une scène de crime sans indice, un sac à main sans propriétaire. Au commissariat central de la rue Fabert, ils avaient épluché leurs fichiers mais aucun ne contenait les empreintes de la victime. Ils avaient interrogé les autres commissariats de la capitale : aucun SDF n’était venu signaler la disparition d’un des leurs. Bailly avait interrogé les voisins, mais ils lui avaient confié avoir passé une excellente nuit et semblaient tous surpris d’apprendre qu’un meurtre avait été commis sous leurs fenêtres. Même le curieux du troisième n’avait rien vu avant l’arrivée des voitures de police. Bailly en était maintenant réduit à chercher la propriétaire du sac.

Le légiste assumait sa cinquantaine, ses tempes grisonnantes et son surpoids avec toute l’autorité de l’expert. Moyennement ravi d’avoir été appelé sur le terrain de si bonne heure, les réflexions de Kravinsky passaient encore moins bien que d’habitude. Il s’accroupit, laissant échapper un craquement d’articulations encore endormies et observa les plaies. Après avoir évalué la rigidité cadavérique, il ausculta la victime pour chercher des traces de lividités pouvant l’aider à déterminer l’heure du décès.

Rue de Verneuil, Silas se gara derrière la voiture de patrouille. L’agent qui l’avait appelé les mena jusqu’au corps. La victime était allongée, la tête appuyée contre le coin d’une porte cochère, les yeux grands ouverts. Une mare de sang imbibait ses vêtements au niveau du ventre. Barbu, sale, puant, mais personne ne s’en soucierait plus désormais. Pas d’arme à proximité du corps ; juste un sac à main Mac Douglas, beige, sur lequel son bras droit reposait. On pouvait douter qu’il lui eut appartenu. Pas son style.

À 4 heures du matin, le portable de Silas Kravinsky sonna. Il était dans son bureau du commissariat du 7e arrondissement. Il était de mauvaise humeur comme d’habitude, et l’exerçait sur le premier qui se risquait à l’approcher. Mais finalement ce n’était pas si mal que le téléphone sonne, ça lui évitait de ressasser son vide existentiel.
Il décrocha sans prononcer un mot, comme il le faisait toujours, jamais enclin à faciliter le dialogue.
– Capitaine Kravinsky ?
– Oui.
– Un SDF vient d’être trouvé par une équipe mobile du Samu social, rue de Verneuil.
– Mort de quoi ?
– Homicide, coups de couteau. On vous attend.

Tout en monologuant sur le manque de moyens consacrés à la surveillance des chefs-d’œuvre, il conduisit Camille jusqu’à l’accueil où il lui proposa de s’asseoir en attendant l’arrivée du Samu, des forces de l’ordre et du directeur du musée.

Tout ce petit monde arriva à grand renfort de sirènes. Le gardien n’eut même pas le temps d’achever la liste de ses doléances, au grand soulagement de Camille. Les policiers et le directeur furent vite apaisés par le surveillant-chef, d’autant que les rondes de contrôle n’avaient rien révélé d’anormal. Un agent invita Camille à venir au commissariat du 7e arrondissement, rue Amélie, dès le lendemain matin, afin de porter plainte.

Quatre gardiens se déployèrent autour d’elle, décontenancés, leurs regards balayant cette femme tranquillement assise et les toiles les plus proches. Ils étaient à l’affût de quelque chose qui aurait été déplacé ou dégradé. Des têtes de girouettes essayant de repérer l’inhabituel, pour expliquer la présence de l’intruse.

En émergeant du noir, la première chose dont elle eut conscience fut cette douleur à la tête. Où était-elle ? Que s’était-il passé ? D’abord ouvrir les yeux, adapter la vision, chasser le voile. Petit à petit, elle prit conscience qu’elle était allongée sur le carrelage, recroquevillée autour de la cuvette des toilettes. La première pensée qui lui vint était qu’elle était en soirée et qu’elle avait perdu pied, ça s’était déjà vu. Demon alcohol ! Mais non, pas du tout ! Van Gogh, Monet et les petits génies lui revenaient progressivement à la mémoire. Elle tenta la station assise… Réussie… mais avec la nausée qui accompagne le mouvement… N’était-elle vraiment pas dans une folle soirée ? Ne pas s’en faire, si la nausée persistait, elle était au bon endroit.

Elle garda sur elle le sac à main qu’elle s’était offert quelques jours plus tôt, un joli Mac Douglas en cuir beige, pratique et suffisamment grand. Une petite touche de coquetterie, qui ne dénotait pas avec son apparence simple et décontractée. Le fourre-tout contenait, outre le fatras habituel, un livre et l’indispensable petit carnet de notes rouge offert par son meilleur ami. Idéal pour noter ses impressions. Elle mit les écouteurs de son iPod : Massive Attack lui permettait d’échapper aux inévitables commentaires débiles et bien-pensants des snobs qui aimaient se la péter en affichant leur culture.