Citations sur Les carnets blancs (10)
Ce qu'il y a de terrible pour l'écrivain qui ne publie pas, c'est cette impression qu'il lui faut payer, qu'il lui faut supplier pour pouvoir être lu. Ce n'est pas le lecteur qui dit merci à l'écrivain parce qu'il l'aurait ému, c'est l'écrivain qui a genoux photocopie son œuvre, et en rampant demande aux autres de bien vouloir tout lire. Ou juste un peu. Quelques pages. puis il repart la honte au cœur. Cette impression morbide d'avoir écrit les mots les plus forts, et de ne toucher personne. (p 86)
Ce qui est écrit, même cru, n'est jamais sale.
Peut-être que je me trompe. Peut-être que je ressemble à un peintre qui viendrait de vomir sur une toile, et qui se retournerait vers des badauds : « Bah quoi ? Je crée ! »
[...]
La question de l'intimité, de mon intimité - qui s'oppose à mon désir d'écrire, d'être lu -, ce complexe, cette contradiction, c'est une poupée que j'ai tordue. Dans le sens de l'écriture. C'est un choix sur lequel je ne reviendrai pas. Même si ces questions reviennent parfois. J'ai la réponse. Une réponse peut-être erronée. je me moque d'être pathétique. J'ai mon écriture dans mes bras. Je me moque d'être pathétique avec elle. Elle me console comme on ne me consolera jamais.
Je comprends que mes phrases, même si elles ont plus de dix ans, même si elles ont été écrites longtemps avant que je n'aie connu [mon compagnon] Baptiste, peuvent le heurter dans son intimité, parce que sa famille, ses amis, ma famille et mes amis, peuvent faire des liens, entre mon écriture, lui, moi. Je comprends.
(p. 95-96)
Hier, maman m'expliquait : « Je lui en veux de ne pas avoir compris que je ne voulais pas qu'elle m'appelle pendant ces cinq années où j'ai été malade. Je voulais dormir. Je ne supportais pas le téléphone. Je lui disais : 'Ne m'appelle pas. Demande de mes nouvelles aux autres.' Elle me répondait : 'Mais c'est toi que je veux entendre.' Je lui disais : 'Souviens-toi quand ton mari était malade, tu faisais barrage pour que personne ne le dérange, moi je n'ai personne pour faire barrage.' »
(p. 135)
Je n'arrive jamais à rester dans le 'concret'. Mon cerveau transforme toujours tout en écriture. Non pas que j'invente. Mais j'ai un rapport distancié au réel. Comme s'il n'était là que pour m'offrir un matériau d'écriture. Dès lors, je ne suis jamais totalement triste face à une dispute amoureuse, à un décès, à une dépression. J'y vois une forme de cadeau, de glaise, dans laquelle je peux dessiner des sculptures. Pour autant, je ne cherche pas à vivre des situations douloureuses POUR écrire. J'ai, face au bonheur, le même rapport, la même distance. Je suis comme un schizophrène. D'un côté je suis l'acteur de ma propre vie, de l'autre je suis le photographe de cet acteur. Et c'est dans le corps de ce photographe que je me sens le plus vivant.
(p. 10)
En décembre 1991, j'ai décidé d'écrire un roman. Je séchais mes cours. Je me réveillais la nuit pour écrire. Je ne voulais voir personne. Je m'alimentais mal. Je ne pensais qu'à ça. Finir un roman. Ce sentiment d'urgence venait de mon échec de mon premier projet, 'Jeunesses vaincues'. J'attribuais cet échec à un problème de temps. J'avais découvert que l'écriture allait moins vite que la vie. Que les thèmes qui m'intéressaient au début de l'écriture de 'Jeunesses vaincues' ne m'intéressaient plus quelques mois plus tard. Il fallait donc que j'écrive suffisamment vite pour que les personnages de mon roman continuent de m'intéresser jusqu'au dernier mot.
(p. 72-73)
Elle [ma grand-mère] me parle de Grand-Maman, sa mère. « Petite, je ne la voyais jamais, sauf quelques jours à Pâques et à Noël. Elle détestait les enfants. Elle était mondaine. Mes filles me reprochent de ne pas avoir été maternelle. De ne pas les avoir mises sur mes genoux. D'avoir laissé des nurses les élever. De les avoir mises en pension. C'est injuste, j'ai été beaucoup plus 'maternelle' que ma mère ne l'a été. »
(p. 61)
( maman)
"Souvent je pense au jour où tu m'appelleras, par automatisme, je ne décrocherai pas, et tu te souviendras que je suis morte."
p 114
L'écrivain est un impudique en quête de pudeur, un menteur en quête de vérité.
Un carnet a été caché à l’Élysée.
Un autre a été transformé en petits bateaux sur un plage.
Le troisième été plongé dans la Seine par un policier.
Un quatrième a été plongé dans le caddie d'une ménagère.
Un cinquième a été jeté en prison.
Faut-il se séparer de ses journaux intimes ? Les garder a-t-il un sens si on ne les relit jamais ? Il aurait été pour moi inimaginable de me séparer de mes journaux intimes. Pourtant, dans un geste masochiste, j'imaginais d'orchestrer pour chaque séparation une forme de suicide : l'un serait coulé dans un canal, l'autre serait immolé, un troisième serait planté sur le pic d'une grille. Au début, j'ai effectivement orchestré des sortes de "suicides", puis j'ai adouci la disparition de mes carnets, je les ai déposés dans des oeuvres d'art, dans des bibliothèques, dans des lieux publics : En parallèle, je les relisais intégralement (ce que je n'aurais pas fait si je n'avais pas su qu'ils allaient ensuite disparaître). Peu à peu, ce projet était de moins en moins un geste masochiste, mais au contraire un geste joyeux, ludique, que je voulais faire partager. J'en parlais à tous ceux que je rencontrais. Certains étaient touchés, et voulaient y participer. À ceux-là, je donnais un carnet, et leur laissais carte blanche.