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Critique de Dandine


Je vais le dire d'emblee: ce livre, les souvenirs d'enfance d'Israel Joshua Singer, m'a plu plus que celui de son petit frere, Isaac (Au tribunal de mon pere). C'est que le gosse est beaucoup plus eveille, plus impetueux, plus delure, beaucoup moins docile et beaucoup moins naif. Son regard sur tout ce qui l'entoure, sur tout ce qui se passe, est beaucoup plus acere, beaucoup plus critique. Et le livre est tout aussi bien ecrit, tout aussi pittoresque, et beaucoup plus piquant, par endroits beaucoup plus drole et par endroits beaucoup plus affligeant, dechirant meme.


Israel Joshua raconte son enfance a Lentshin (Leoncin en polonais), un tout petit shtetl de quelques dizaines de familles juives, et ses vacances chez son grand-pere a Bilgoray, un bourg beaucoup plus important. Dans les deux cas la nature est omnipresente, contrairement au recit de son petit frere Isaac, ancre a Varsovie. Et le petit Joshua est epris de cette nature. On veut l'enfermer dans des maisons d'etude, dans les livres, comme il convient a un fils de rabbin, mais lui ne fait que se moquer de ses maitres, tous plus bizarres, plus fous les uns que les autres, et il fuit dehors a chaque occasion. Il aime les champs, les forets, les animaux, les gens qui travaillent de leurs mains. “Moi, il ne me venait même pas à l'idée que j'aurais pu comprendre ce que j'étudiais, dont à la vérité je me désintéressais complètement. C'est vrai que j'étudiais extensivement les lourdes pages du Talmud, mais je les avalais comme un médicament amer. Tout mon être était à l'extérieur, plein de désir pour la liberté, la terre, l'eau, les animaux, les gens, le mouvement et la vie”. Il aime sentir l'odeur des copeaux chez un menuisier et surtout l'aider a raboter une piece. Quand il voyage avec sa mere a Bilgoray il aime s'assoir a cote du cocher et tenir les renes. “Ma mère me demandait souvent si ce n'était pas trop dur pour moi. J'avais envie de rire. Comment ça, dur ? J'étais prêt à m'asseoir sur le plus dur des sacs de sel, en haut d'un tonneau, pourvu que je pusse voyager sur ce chariot, entendre claquer les fers chevalins, frotter les roues, siffler le voiturier, et ses cris rauques continuels. […] Bientôt on entrait dans les forêts, les forêts épaisses du comte Potocki, et bien que dans ces forêts vécussent des brigands, à ce qu'on disait, il y avait, en même temps que de la crainte, un plaisir vivifiant à les traverser, à respirer les parfums délicieux, à entendre les chants des oiseaux. le mystère de la forêt vous remplissait d'une crainte pleine de douceur.” […] “Ensuite on repartait en cahotant ; on descendait du charroi quand la route montait, et on y rentrait quand ça descendait. Ensuite le chariot se retournait carrément et se retrouvait sens dessus dessous, les roues en haut ; les Juifs gémissaient, les femmes, embarrassées dans leurs robes, se lamentaient ; je nageais en plein bonheur”. Son plus grand plaisir est de disparaitre pour quelques jours et se meler aux cueilleurs de fruits d'ete: “Quand nous n'allions pas passer l'été chez mon grand-père, il m'arrivait souvent de rejoindre les vergers autour du shtetl. […] Pour moi commençait une époque de bonheur. Je restais avec Nosn (son copain) dans les vergers, mangeais des fruits des arbres, aidais à cueillir les cerises, mettais les fruits dans des paniers et dans des tonnelets qu'on allait vendre à Varsovie au marché. Encore plus beaux que les jours, dans les vergers, étaient les soirs. Les garçons de Moyshe Mendl faisaient des rondes, montant la garde contre les voleurs, ils sifflaient et criaient, suscitant des échos· Freydl et ses copines, qui s'étaient embauchées dans leur verger pour la cueillette, chantaient dans la nuit de satin noir leurs chansons d'amour nostalgiques. du ciel tombaient des étoiles, des petits feux scintillaient aux chaumières villageoises, des chiens aboyaient. le bonheur me submergeait”.


Pas bete pour un sou, il saisit vite ce qui se cache derriere l'adoration des “rebbe" hassidiques: “À Bilgoray débarqua un jour le tsaddik Rabbi Motélé de Kuzmir venu recueillir de l'argent chez ses hassidim ; Mon grand-père, comme à son habitude, se mit aussitôt à parler érudition avec son hôte. Mais le tsaddik n'avait pas grande envie de parler érudition, domaine dans lequel il était à ce qu'il semble peu versé ; il préférait fredonner des airs hassidiques, faire des gesticulations et autres simagrées rebbéiques. […] le trésorier du rebbé commença aussitôt une vente aux enchères. Sitôt que le rebbé avait goûté une prune, le trésorier vendait aux enchères ce qu'il en restait, les shirayim (les restes). — Un rouble d'argent pur pour une prune ! s'exclamait-il sur un certain air, comme quand on vend des montées à la Torah. Un rouble et demi… deux roubles… Les hassidim surenchérissaient l'un sur l'autre. Bientôt arrivèrent en courant des femmes et des enfants, ils demandèrent au rebbé de les bénir. le rebbé bénissait, mais le trésorier faisait payer à l'avance chaque bénédiction. Avant que le rebbé ne quitte la maison de mon grand-père, le trésorier vendit le soutien. le rebbé de Kuzmir boitait d'un pied, et on devait l'aider à marcher. le privilège de soutenir le rebbé dans sa marche s'achetait…”.
Tous ces Rebbe sont ignares pour la plupart: “Car ce rebbé de Vorké qui habitait à Otvotsk, une bourgade voisine de Varsovie, n'était pas (qu'il me pardonne) une vraie lumière de l'érudition. On disait que non seulement il était incapable de lire une page du Talmud, mais même qu'il n'était pas un grand connaisseur du Pentateuque. En revanche il était profondément dévot, terriblement pieux, et tels étaient aussi ses hassidim. Les hassidim de Vorké priaient énormément, ils pleuraient et broyaient du noir ; leurs mélodies étaient funèbres, leurs paraboles lamentables”. Et quand ils ne sont pas incultes, il raille leur savoir, pire qu'inutile: “Ce Reb Yishayélé Rakhéver avait écrit une foule de livres où il prouvait que tout ce qui existe au monde est interdit. D'après ces livres il n'y avait absolument plus rien qu'un Juif eût le droit de faire”.


Lui aussi, comme son frere apres lui, voit les differences entre ses parents, et il met beaucoup moins de precautions a nous les transmettre, apres avoir note que ce n'etait pas un cas particulier: “Comme la plupart des couples dans des foyers rabbiniques, mari et femme n'étaient pas sur la même longueur d'onde, même quand ils s'entendaient le mieux possible”. Sa mere ne respire que quand elle va visiter ses parents a Bilgoray: “Plus qu'à l'accoutumée encore pesaient sur nous la tristesse et la pauvreté de Lentshin, ce trou perdu, quand nous rentrions de nos visites à Bilgoray. Ma mère, qui chez son père revivait, retombait dans son mutisme et sa tristesse perpétuels.” Elle en veut a son mari, qui ne reussit pas a gagner correctement sa vie, qui n'essaye meme pas, et dit pour toute excuse: “— Quand j'arriverai dans l'autre monde et que les anges du ravage voudront me jeter en enfer pour mes grands péchés, j'aurai un intercesseur en la personne de Rashi (un celebre commentateur), parce que je l'ai justifié, et ses mérites me défendront. Bien que je fusse encore un gamin, j'eus très envie de rire de la peur qu'avait mon père et des grands péchés dont il s'accusait. Ma mère ne rit point, mais elle le regarda de ses grands yeux gris qui voyaient tout, et dit abruptement : — Rashi se débrouillera bien tout seul. Tu ferais mieux de penser à nourrir ta maison. C'est aussi un commandement…”. le pere est un reveur, composant des commentaires qui n'ont d'interet que pour lui, effraye par sa femme, credule et vole par un cordonnier volubile, devalise par des pickpockets quand il met le dernier bijou de sa femme au mont se piete, terrorise par un chien, voire emporte par un cheval emballe, et d'une façon generale un peu ridicule. Mais, a y bien regarder, il n'y a pas dans les souvenirs de Joshua Singer un seul mot qui condamne son pere. Que sa bonte fasse de lui une victime n'entache pas sa valeur.


L'enfant regarde avec des yeux avides autour de lui, et s'il est charme par les paysans (et les paysannes) polonais, par leurs processions hautes en couleurs, il decrit aussi leurs beuveries, leurs rixes et la peur que celles-ci inspirent aux juifs, qui craignent qu'elles ne degenerent a leurs depens. Un chapitre est tout de meme consacre a une accusation avortee de meurtre rituel a Lentshin…


En fait, tres tot, tres jeune, il se rend compte de l'anachronisme de la facon de vivre de ses parents. Quand il ecrit cela, vers 1943, il sait que la societe juive du shtetl etait deja mourante, condamnee, revolue a l'epoque de son enfance. Il decrit, non pas le monde d'hier (pour paraphraser un titre de Zweig) mais le monde d'avant-hier. Et c'est un requiem, bien qu'etant en Amerique, il ne savait pas vraiment ce qui se passait en Europe, ne pouvait pas concevoir l'ampleur du genocide nazi. C'est un requiem parce qu'il sait que ce qu'il a connu pendant son enfance n'avait deja alors aucun avenir. Pas par hasard, a peine ses parents quittent Lentshin et s'installent a Varsovie, il abandonne ostensiblement leur mode de vie et fait tout pour entrainer son jeune frere, Isaac, apres lui. Comme le dit son traducteur dans sa postface, c'est de ce monde qu'il prend distance, de façon progressive et enfin violente : comme bien des étudiants de yeshiva de son temps il devient un maskil, un « éclairé », un sceptique, et c'est cet éloignement et cet éclairement que voulait sans doute raconter son autobiographie.


C'est en definitive un tres beau livre. Comme a mon habitude, je l'ai abondamment cite dans ce billet. Mais j'ai note de nombreux autres passages, de petits joyaux, que je mettrai peut-etre en citations.
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