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Citations sur D'un monde qui n'est plus (12)

Cependant nous traversions les bourgades, villages et forêts de la province de Lublin, que les Juifs appelaient les Domaines du Roi Pauvre. Nous passions de vieilles villes juives dont on trouve les noms dans des livres juifs du temps des massacres de Khmielnitski : villes avec des noms comme Zamoshtsh, Shébreshin, Goray et Yozéfov, et toutes sortes d’autres noms ; villes avec de vieilles synagogues, de vieux cimetières juifs ; villes avec des églises et des flèches antiques, avec de vastes marchés ronds, aux murs et aux toits de bois, qu’on appelle patshénès, sous lesquels se tenaient des boutiquiers et des marchandes de fruits ; villes avec de vieilles coutumes juives, avec des bedeaux à l’aube appelant les Juifs à venir à la synagogue ; avec des belfers conduisant les petits enfants au kheyder, en chantant ; avec des tambours tambourinant sur le marché chaque nouvelle loi, chaque nouvelle ; avec des gamins de kheyder décorant les fenêtres des maisons juives, en l’honneur des jours de fête, de toutes sortes de découpages d’animaux, cerfs, lions et oiseaux ; des villes dans lesquelles les Juifs étaient plus juifs que dans le reste de la Pologne, et les goyim plus goy ; car en aucune autre région de Pologne les paysans polonais ne portaient les cheveux aussi longs, souvent jusqu’aux épaules, de tels chapeaux colorés avec un pompon à chaque coin, d’aussi longues redingotes brodées, sukttutnès, de telles ceintures colorées autour des reins, de telles sandales brodées, khadakh, aux pieds. Dans aucune autre région les paysannes ne portaient de tels turbans raides incroyablement hauts sur la tête, des châles colorés torsadés en hauteur qu’on appelait khamulkès. En aucune autre région de la Pologne de la couronne la population polonaise n’était aussi densément mêlée de paysans ruthènes, qui portaient leurs chemises par-dessus leurs pantalons, s’en allaient en espadrilles ou pieds nus et parlaient une langue ukrainienne que les Juifs appelaient yevonish. Démodés, pieux et colorés étaient les Juifs comme les goyim dans ces Domaines du Roi Pauvre de la région de Lublin. Éloignées de la voie ferrée, les bourgades étaient enfoncées dans leur antiquité, hors d’atteinte du temps. Les profondes forêts séparaient la région du reste du monde.
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Comme la plupart des gamins juifs de maisons pieuses, j’ai pendant un certain temps tremblé devant les chiens en qui je voyais des ennemis d’Israël. Tout comme les jeunes goyim, les chiens ne pouvaient souffrir les longues basques des Juifs, et j’étais sûr que la haine canine des Juifs était quelque chose d’éternel, d’immémorial ; […] Un jour s’approcha de moi, en dehors de la bourgade, un chien. Au premier moment, quand je me vis suivi d’un chien de grande taille à l’épais pelage brun, je pensai fuir en courant ; mais je savais par expérience que rien ne donne autant envie à un chien de poursuivre un gamin juif que lorsqu’on le fuit en courant. Par peur je m’armai donc d’héroïsme et continuai ma route à pas lents : le chien me suivit. Voyant que grand était le danger, j’entrepris de me protéger en récitant un verset. Loy yékhrats kéylev leshoynoy\ murmurai-je, car on m’avait appris à dire cette conjuration si je rencontrais un chien, mais celui-ci fit semblant de ne pas connaître le verset, et il suivait chacun de mes pas ; tout à coup il ouvrit la gueule et montra des dents pointues, une langue lécheuse rose. Je fus sûr qu’il allait me saisir par le long pan de ma lévite de toile, mais il se contenta de me lécher les jambes ; ses yeux étaient pleins de soumission à mon égard, à moi le gamin juif, tout à fait comme si je n’étais pas de souche israélite. Je ne sais ce qui l’emportait alors en moi, l’amour pour le chien ou la peur que j’en avais, mais j’exposai ma vie et lui caressai le sommet du crâne : il me sauta dessus avec une telle effusion d’enthousiasme et de joie que c’est tout juste s’il ne me renversa pas. Dès lors le chien ne me quitta plus.
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À toute heure on trouvait assis à table, dans la cuisine de la grand-mère, un mendiant en haillons à la barbe embroussaillée mangeant un gruau ou une écuelle de patates avec du borshtsh. Ces marcheurs avaient d’énormes appétits, et ils étaient toujours à prier qu’on leur versât une louchée de plus. Je me rappelle un mendiant de cette sorte, je le vois encore comme s’il était là. C’était un homme de haute taille à la barbe noire, avec une grande besace par-dessus l’épaule ; il bégayait fortement. Il venait souvent à Bilgoray et chaque fois rendait visite à la cuisine de ma grand-mère. Ce qu’on lui donnait à manger manquait toujours de quelque chose. Ma grand-mère lui donnait d’habitude deux bols consistants, l’un de pommes de terre, l’autre de borshtsh. Le mendiant mangeait vite, avec bruit et emportement ; avant qu’on ait eu le temps de se retourner il disait : « RRRebbetsn, il me mmmanque un peu de bbborshtsh pour finir les pppatates… » Ma grand-mère lui versait un autre bol de borshtsh. Une minute après on l’entendait à nouveau bégayer : « RRRebbetsn, il me mmmanque un peu de patates pour finir le bbborshtsh… » C’était une histoire sans fin.
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Toujours de neuf il fallait faire la guerre à la chatte qui aimait à s’asseoir sur une chaise près du fauteuil rabbinique dans le cabinet de mon grand-père. La chatte pour rien au monde ne voulait quitter cette pièce. Ma grand-mère aurait voulu garder la chatte dans sa cuisine. Elle aurait voulu qu’elle fasse la chasse aux souris ; et puis une chatte en général n’a rien à faire dans un cabinet rabbinique, elle doit être dans une cuisine. Mais celle-ci s’y refusait. Étrange chatte ! La cuisine, semble-t-il, aurait dû lui plaire davantage, car il y avait là de quoi la sustenter toute sa vie : entrailles de poulet, viande, lait, graisse et autres bonnes choses. Dans le cabinet du rabbin il n’y avait que des livres, de la Torah et des procès rabbiniques, toutes choses qui ne doivent, d’après le simple bon sens, pas beaucoup intéresser une chatte. Mais elle se refusait absolument à mettre la patte dans la cuisine, elle restait assise près du grand-père, sommeillait sur une chaise et écoutait Torah et judaïsme.
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Je jetais un oeil dans les livres de morale, qui ne parlaient que de la vanité des choses de ce monde, et c'est pourquoi je les haïssais. Ce qui m'attirait, c'étaient les jeux, la liberté des champs, le soleil, le vent et l'eau, les gamins. Le monde n'était pas vain, mais d'une beauté inouïe et plein de joie.
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[incipit]

Etonnant, incompréhensible est le cerveau humain, qi accueille des images souvent sans importance qu'il conserve toujours, et en rejette d'autres souvent très importantes dont il ne veut pas.
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Tout était péché. Péché de dire de Méir le melamed que c'était un fou, péché d'attraper des mouches le jour du shabbat ; courir était un péché, parce qu'un Juif ne court pas, mais un jeune goy oui ; dormir sans calotte, même par une chaude nuit d'été nuit d'été, c'était un péché, comme peindre de petits bonshommes. Tout ce qu'on pouvait faire était un péché. Aller sans rien faire était évidemment un péché.
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A chaque nouvelle période scolaire, pour les jours ouvrables de Souccot ou ceux de Pessah, je reprenais confiance, car on m'enlevait à un melamed pour louer les services d'un autre, dans l'idée que le nouveau serait meilleur que l'ancien. Chaque fois j'étais déçu dans mes espérances. Les nouveaux n'étaient pas la plupart du temps pas meilleurs que les anciens. Les premiers jours chacun d'eux était bon, pour respecter apparemment le principe qu'un balai neuf balaie bien. Mais passé les premiers jours, ils montraient leur vraie nature.
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Ce qui m'attirait, c'étaient les jeux, la liberté des champs, le soleil, le vent et l'eau, les gamins. Le monde n'était pas vain, mais d'une beauté inouïe et plein de joie. Chaque arbre, chaque cheval paissant sur le pré, chaque poulain, chaque tas de foin, chaque cigogne, chaque oie avec ses oisons m'appelaient, me remplissaient de joie, de vie et de désir. J'attendais la première minute où mes père et mère seraient endormis, et comme un voleur je me faufilais hors de la prison de la Torah, de la piété et du judaïsme.
Vite, pour que père et mère ne se réveillent pas et ne m'arrêtent pas, je courais au monde de la liberté, ouvert et baigné de lumière, que tous les Justes avais juré de rendre méprisable à mes yeux ; mais il n'en était que plus beau et plus attirant.
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Etonnant, incompréhensible est le cerveau humain, qui accueille des images souvent sans importance qu'il conserve toujours, et en rejette d'autres souvent très importantes dont il ne veut pas.
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