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Critique de Abouyoussef


"Goofs"
« Louis XIV but une rasade de whisky en faisant tinter les glaçons dans le verre de cristal puis cria « Chloé ! ». Aussitôt la porte s'ouvrit et son assistante pénétra dans le bureau, armée d'un calepin et d'un stylo.
— Je vous écoute, Sire, lui dit-elle, en le fixant de ses yeux vert émeraude.
Le roi se demanda si elle portait des lentilles. Elle mâchait du chewing-gum, ce qui avait le don d'exaspérer le roi-soleil. »

Surréaliste, n'est-ce pas. Imaginez un court instant de tomber sur ce texte dans un roman dit "historique" écrit par un auteur à succès. On serait outré à moins.

Lisez la suite.

Un livre est tombé entre mes mains, un peu par hasard, et je viens d'en parcourir les premières pages. Il s'agit de "Le Bec de canard" de Gilbert Sinoué. le roman est le deuxième d'une trilogie dont l'histoire a pour toile de fond le Maroc et, avec le troisième volume à paraitre, s'étend du règne de Moulay Ismail (1672-1727) à 1956.

Le récit est captivant, écrit dans un style attrayant. Je ne m'exprimerai pas sur la valeur littéraire de l'oeuvre, je ne suis pas critique littéraire.

J'ai été surpris par le grand nombre d'erreurs et d'incongruités ou, pour le dire en langage moins formel, de « boulettes » ou « gaffes » comme elles sont appelées en anglais dans le jargon du cinéma ( goofs).

Certes, c'est une oeuvre de fiction, ce n'est pas L Histoire, j'entends bien et l'exactitude historique n'est pas l'objet de mon propos.

Quelques exemples:

- le « commissaire général » (consul général) et chargé d'affaires français, Michel-Ange d'Ornano et l'envoyé-espion de Napoléon, le capitaine Antoine Burel, ont bien existé. En revanche, l'interlocuteur des consuls en 1808 ne s'appelait pas Mohammed al-Fekir, c'était le qaïd Mhammed Esslaoui Elbokhari. Qaïd du Nord et proche collaborateur de Moulay Slimane, Esslaoui a traité avec d'Ornano et Burel.

- Un des personnages a pour nom "Karim Bouazza". En 1822, il n'y avait au Maroc ni "Karim" ni "Karim Bouazza". le prénom normal était, et demeure, Abdelkrim (عبد الكريم), "Karim" n'étant apparu que récemment, notamment, mais pas que, chez les couples dits "mixtes" qui privilégient les prénoms de prononciation facile (comme Aziz, Mehdi, etc.) Il se trouve du reste des gens qui qualifient d'hérésie les prénoms dont on a supprimé "Abd" pour ne garder que la deuxième partie. Quant aux noms, jusqu'à l'introduction de l'état-civil moderne au Maroc, il n'y avait pas de nom patronymique. Les gens étaient identifiés par leur prénom suivi de celui de leur père et de leur grand-père, raccordés par le mot "ben" ou "ibn" (fils de). La série pouvait être précédée d'un titre (haj, taleb, fquih) et se terminait éventuellement par la référence à l'origine géographique ou tribale, parfois à la lignée ou à la confrérie. Exemple: Mohammed ibn Abdelwahab ibn Othman al Mastassi al Meknassi (ambassadeur, fin XVIIIè).

* La remarque vaut également pour les prénoms Nessim, Hamid et Akram.

(Remarque : les secrétaires-interprètes des consuls au Maroc et plus tard des ministres à Tanger étaient tous des juifs, jusqu'à l'apparition de l'Algérien Benghabrit).

- On ne disait pas "Mawlana" pour s'adresser au sultan, mais plutôt Sidi ou Sidna.

- On n'entre pas au palais royal comme dans un moulin. On ne frappe pas à la porte du sultan et ce denier ne crie pas "Entrez !" Les visiteurs sont introduits auprès du sultan par le chambellan selon un cérémonial strict.

- le consul français Edouard Sourdeau « ouvrit son étui à cigarettes et le tendit à Karim qui accepta ». Des cigarettes, au Maroc, en 1822? On apprend sur la Toile que « les premières cigarettes fabriquées de façon industrielle apparaissent en 1830 et c'est en 1843 que la première machine à fabriquer les cigarettes est inventée.[La cigarette] se répandit alors dans l'Europe, à l'exception notable de la France qui lui préféra la prise nasale jusqu'au XIXe siècle, période qui vit la cigarette s'imposer vers 1830 après qu'elle fut ramenée d'Espagne par les soldats de Napoléon Ier : tabac et papier à rouler étaient alors vendus séparément et les cigarettes préparées manuellement ».

- En 1822, on imagine difficilement un Marocain "présenter" sa femme à un autre homme, surtout un "roumi". Or, dans le roman de Sinoué, Meryem (sic) « guette » son mari et l'invité de ce dernier « sur le seuil », le visage découvert (« Plutôt ronde, les traits juvéniles, presque enfantins, elle était vêtue d'un magnifique cafetan vert brodé, les cheveux noirs masqués sous un voile de soie blanche.
« — Mon épouse, Meryem. Elle ne maîtrise pas le français, mais comprend presque tout ») !!

On ne peut pas ne pas sourire.

- Karim Bouazza travaille sous les ordres de Meir Macnin. Un Musulman au service d'un Juif, en 1822, on peut être sceptique. Il faudra attendre la visite au Maroc de Moses Montefiore, en 1863, pour que les choses changent.

Je n'ai pas poursuivi la lecture.

Un autre auteur, à qui j'avais adressé les mêmes reproches à propos d'un de ses romans qui a semble-t-il connu quelque succès au Maroc, m'avait répondu: « …en très large part ce livre relève sciemment de la plus pure imagination romanesque » et « je n'ai jamais visé à l'absolue vraisemblance ».

Imagination romanesque, oui, on peut romancer l'histoire, on peut créer un personnage qui n'a jamais existé ou imaginer une scène qui n'a jamais eu lieu, mais faire mention d'actes, d'attitudes ou d'usages inexacts ou incongrus ne me parait pas relever de l'imagination romanesque. Il s'agit plus simplement d'erreurs sur des points qui, pour être de détail, n'en sont pas moins révélateurs de la méconnaissance par l'auteur de la société marocaine, de ses us et coutumes.
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