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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Čhajori romaňi, ker mange jagori, na cikňi na bari, čarav tro voďori."

"Ma petite toute gentille, allume le feu, s'il te plaît...", implore la vieille chanson tzigane.
En effet, il vaut mieux profiter de la chaleur bienveillante des flammes, quand Martin Šmaus se met à nous raconter l'odyssée d'Andrej Dunka. L'histoire fait froid dans le dos, et les coups qu'Andrejko reçoit de la vie font souvent très mal.
Le récit de ses errances commence dans le petit hameau slovaque de Poljana, tout près de la frontière ukrainienne, mais se déplace très vite dans le quartier populaire de Žižkov à Prague. le garçon passe par plusieurs institutions d'"assimilation", il sillonne le pays en train, revient par deux fois à Poljana pour essayer de renouer avec un passé idyllique, mais l'époque change à la vitesse d'un cheval au galop, et le pays aussi.

Je suis à ce jour la seule à donner cinq étoiles au livre (lu en tchèque, mais le peu que j'ai vu de la traduction française me semble plutôt réussi), et il ne me reste plus qu'à justifier cette note.
La première étoile est pour l'excellente surprise que l'attribution des prix littéraires peut encore avoir une certaine pertinence. le livre a reçu dans son pays la prestigieuse Magnesia Litera, un prix qui devient ces derniers temps dangereusement teinté de toutes sortes d'idéologies apparentées à tout, sauf à l'art de faire de la bonne littérature "littéraire". Avec la quatrième de couverture, bizarrement formatée pour transformer le roman avec succès en quelque chose qu'il n'est pas, c'était une raison suffisante pour le reléguer aussitôt au fond de ma pile, d'où il est sorti des années plus tard grâce à un ami babéliote.

La deuxième étoile va au tchèque absolument enchanteur de Šmaus, qui ne cache pas son admiration pour Hrabal ou Pavel, ni l'influence de Kerouac pour construire son récit. Est-ce le réalisme magique ? le style résonne avec la culture tzigane pleine d'émotions, c'est tellement réel, et pourtant, la cruauté du destin s'insinue de façon presque lyrique, frôlant parfois de près le sado-masochisme sentimental, ce qui n'était pas vraiment pour me déplaire. La conscience flotte entre les bicoques délabrées, immeubles gris, existences étranges, enfants sales et mélodies languissantes qui arrachent l'âme ; elle sait que la chute doit venir, que tout a sa fin... mais ce moment, ce mouvement des yeux qui attrape l'époque qui n'est pas encore si loin, est de toute beauté.
Le roman a aussi le mérite de consigner pour la postérité certaines expressions typiques pour les années 80-90, déjà sorties de la langue populaire tchèque.

La troisième étoile est pour le courage de Martin Šmaus de choisir un thème considéré comme "sensible", et le traiter de façon à appeler un chat un chat. le récit n'est ni exagéré ni édulcoré, et il reflète parfaitement la situation des Roms tchèques, et leurs déboires depuis la fin de la guerre, quand ils étaient contraints à migrer vers le milieu urbain. le malheureux Andrej reste un homme de l'époque des chevaux et des roulottes, qui ne sait pas où aller dans ce monde nouveau ; les ponts s'effondrent l'un après l'autre, les portes lui claquent au nez, les lourdes barrières tombent... et pourtant, il n'aspire qu'à un peu de tranquillité, quitte à se soumettre aux exigences des gadjé. Mais certaines racines sont impossibles à trancher, arracher et replanter.

La quatrième étoile pour un regard lucide des deux côtés : la société tchèque qui veut assimiler de force les Roms, et doit supporter les conséquences de cette assimilation ratée : appartements d'état détériorés, violence, prostitution, criminalité, femmes prématurément vieillies entourées d'une ribambelle d'enfants qui volent et mendient dans les gares, et qui font d'autres enfants pour obtenir l'argent facile des allocations, selon l'adage "nane čhave, nane love, nane bacht" - "sans enfants il n'y a ni le bonheur ni l'argent". La haine et les préjugés des deux côtés, dus à la différence des mentalités entre la cigale et la fourmi : les uns qui ne pensent qu'au futur, et les autres qui sont persuadés que la vie commence et finit aujourd'hui, l'argent est fait pour être dépensé, et "se remémorer hier et rêver de demain est tout juste bon pour les gadjé". Deux mondes inconciliables, forcés de cohabiter... Šmaus fait balancer sans arrêt le coeur de son lecteur entre deux pôles, en rappelant subtilement l'idée morale de base que tout un chacun est avant tout un être humain.

Cinquième et dernière étoile pour la recherche... où, sur quel chemin se sont perdus les coutumes, la langue romani et les chants d'autrefois, les anciennes et mélancoliques halgatá qu'on ne peut pas consigner par écrit, sauf si la partition était tissée d'une fine toile d'araignée couverte des gouttes de rosée du matin, des églantiers rouge sang et des étincelles lumineuses qui s'échappent des feux de camp. Il ne reste que l'impression de solitude...

Vous pensez que le mot "impossible" n'existe pas ? Que cet adjectif sert seulement d'excuse pour dire "je ne veux pas", ou "ce n'est pas le bon moment" ?
Si les phrases très longues et l'absence de dialogue ne vous font pas peur, laissez Martin Šmaus vous expliquer le contraire, dans ce roman aussi beau que cruel.
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