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Critique de Renod


« La confiture d'abricots » est un recueil de neuf récits d'Andreï Soljénitsyne rédigés entre 1993 et 1998.

Plusieurs épisodes de l'histoire de la Russie au XXème siècle sont évoqués dans ce recueil : la "dékoulakisation", les révoltes paysannes, la Grande guerre patriotique, la transition économique. Aucune histoire ne traite directement des camps de travail forcé en Urss, thème qui lui a permis d'acquérir une renommée internationale.

Les récits sont composés de deux parties et obtiennent tout leur sens dans le contraste entre les deux histoires.

Le lecteur trouve cette construction duelle dans le premier récit, qui a donné son titre au recueil. Un adolescent adresse une lettre à un écrivain proche des autorités soviétiques pour lui faire part de son sort et lui demander une aide alimentaire. Fils de "koulaks" déportés, il a été incorporé dans l'Armée territoriale et se voit contraint de participer à la construction d'une usine dans des conditions inhumaines. Affamé, il garde le souvenir des confitures d'abricot de son enfance. Installé dans une datcha confortable, l'écrivain, lui, s'enthousiasme auprès de ses hôtes pour le langage populaire utilisé dans ce courrier, sans être touché par le destin tragique de son auteur. La discussion se tient autour d'un thé et d'exquises confitures.

Autre exemple avec un récit au titre plein de sens "C'est égal" puisqu'il met en parallèle le vol d'une dizaine de pommes de terre par de jeunes soldats pendant leur service militaire (leur officier se demandant comment les sanctionner, une discipline trop lourde risquant de les priver d'effectif pour la guerre) et la privatisation d'une entreprise de l'industrie du bois : l'émissaire du ministre venu en province régler cette vente écoute sans état d'âme les doléances des habitants et responsables locaux. Désastre écologique, catastrophe sociale, gâchis économique, investissements perdus, peu importe, la privatisation sera lucrative. Pour reprendre la conclusion d'un officier du premier texte : "La vie va son chemin(...). C'est égal, on a beau faire, on ne l'en détournera pas aussi simplement. La nature humaine ne se transformera pas, même avec le socialisme."

Soljénitsyne évoque dans ses récits la révolte de Tambov. Cette révolte, l'une des les plus importantes contre le régime bolchévik, démarra en 1920 à la suite de la réquisition forcée du grain et fut durement réprimée.

Le recueil comprend aussi deux récits sur la Grande guerre patriotique : "Au Hameau de Jeliabouga" et "Adlig Scwenkitten". Commandant d'une batterie de repérage par le son pour l'artillerie, Soljénitsyne narre deux épisodes guerriers auxquels il a participé, l'un en Prusse orientale, l'autre en Russie centrale, et qui sont pour lui l'occasion d'exalter le courage des soldats et des officiers de terrain, mais aussi de stigmatiser la vilenie des commissaires politiques et l'incapacité des états-majors. de retour sur le terrain au cours d'une commémoration, les habitants du hameau font part de leur détresse au vétéran Soljénitsyne.

Dans la nouvelle "Sur le fil", l'auteur se met dans la peau du Maréchal Joukov, le militaire soviétique le plus célèbre et le plus titré du pays (il a reçu sur la place Rouge la Parade de la Victoire en lieu et place de Staline). Joukov, déchu, isolé dans sa datcha, rédige son autobiographie. Il se remémore les principaux épisodes de sa vie. Communiste convaincu, sincère, il souffre des trahisons successives des dirigeants soviétiques jalousant sa puissance et sa popularité. Il se souvient également des erreurs stratégiques de Staline et de ses conseillers. Il faut rapprocher ces critiques de celles qui ont coûté si cher Soljénitsyne puisqu'on trouve dans sa biographie :
***En 1945, il est condamné à huit ans de prison dans les camps de travail pour « activité contre-révolutionnaire », après avoir critiqué dans sa correspondance privée la politique de Staline ainsi que ses compétences militaires. Dans une lettre interceptée par la censure militaire, Soljénitsyne reprochait au « génialissime maréchal, meilleur ami de tous les soldats » (selon les qualificatifs officiels) d'avoir décapité l'Armée rouge lors des « purges », d'avoir fait alliance avec Hitler et refusé d'écouter les voix qui le mettaient en garde contre l'attaque allemande, puis d'avoir mené la guerre sans aucun égard pour ses hommes et pour les souffrances de la Russie.***
L'ancien Zek semble exprimer son admiration pour le dignitaire (certes déchu) aux innombrables décorations, même s'il ne cache pas son rôle dans la répression de la révolte de Tambov. le Maréchal, diminué par la maladie, sera contraint de corriger en profondeur son autobiographie pour obtenir sa publication.

L'auteur évoque aussi la transition économique en évoquant le parcours d'hommes ambitieux et voraces qui dépècent des industries pour mieux les revendre ou qui créent des banques à partir de rien, avec en arrière-fond, le banditisme.

Les autres récits illustrent la cruauté de ces temps tragiques : capturé par les bolchéviks, un meneur est déchiré entre deux choix : doit-il trahir ses anciens camarades de combat ou sacrifier sa famille? Un professeur est interrogé par un tchékiste. Il reconnaît un de ses anciens élèves, de niveau médiocre mais d'origine prolétarienne, pour qui il s'était montré indulgent...

Les récits sont d'une qualité inégale. le lecteur peut se perdre dans la liste des liaisons successives de Nastenka, ou dans le détail d'un mouvement de batterie d'artillerie. Mais le recueil est riche d'enseignements sur l'histoire russe et sur ces destins d'hommes écrasés par leur époque tragique. J'ai découvert un autre Soljénitsyne, dans un registre différent du témoignage sur le Goulag, mais qui a gardé un oeil critique sur son époque, bien plus ouvert que pouvaient laisser présager les critiques sur ses écrits publiés à son retour en Russie. le recueil m'a semblé plus complet que celui intitulé "la maison de Matriona". Petite surprise d'un des traducteurs : j'ai trouvé un "Jeannot" dans le texte, traduction de Vania, alors que les diminutifs des prénoms russes sont toujours conservés tel quel dans le texte français.
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