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Critique de VincentGloeckler


« ... son pas encore un peu plus allégé, son existence en voie d'escamotage.
Car c'était une fugue, une évasion, une disparition volontaire puisqu'on avait voulu l'effacer; il se retirait de sa propre initiative, programmant sa relégation. Banni, il choisissait son exil, c'était sa revanche. »
Joy Sorman, le Témoin (Flammarion, 2024), p.13
Ancien employé de Pôle Emploi, qu'il a dû quitter à cause d'un plan social entraînant des licenciements massifs, Bart choisit de ne pas réintégrer le monde du travail. Ayant toujours été « meilleur observateur qu'acteur » (p.95), ce fonctionnaire discret et un peu terne élit comme lieu de retraite le Palais de Justice de Paris, où il s'installe en clandestin, organisant son campement nocturne à l'intérieur du faux-plafond des toilettes, un havre qu'il partagera bientôt avec une minuscule souris… le jour, Bart parcourt les différents espaces du Palais, de la cafétéria à la salle des pas perdus où convergent tous les jours des milliers de personnes, jugés, jurés, ou professionnels de la Justice, et, surtout, notre « témoin » fréquente les différentes Cours, des chambres de comparution immédiate aux procès d'Assises.
Veillant à rester invisible, Bart assiste au défilé des jugements, de nature pénale ou civile, montrant comment la machine de la Justice, condamnée à une perpétuelle urgence, faute des moyens et du temps nécessaires pour accomplir sereinement son office, broie les destins de ceux qu'elle condamne, méprisant souvent autant les accusés que leurs victimes. Tout est traité avec la même absence d'empathie, les petits conflits de voisinage, les violences sexuelles ou conjugales, les multiples trafics de stupéfiants et délits de fuite, les cambriolages et les crimes de sang, donnant à Bart le sentiment d'un bâclage incessant, voire d'un immense gâchis humain.
En choisissant, après s'être mise elle-même remarquablement en scène en exploratrice du monde psychiatrique dans À la folie (Flammarion, 2021), cet astucieux dispositif narratif du « témoin » comme porteur de son point de vue, Joy Sorman dresse à travers ce roman un portrait sans concession d'une Justice… sans justice, réduisant son rôle à appliquer à la lettre les injonctions du Code Pénal et à remplir les prisons. Elle souligne ce choix de l'enfermement et du risque de récidive plutôt que de la simple peine d'« infamie », qui, outre le fait de soulager les structures carcérales, favoriserait l'oubli et le pardon, et, par voie de conséquence, la bonne réinsertion… Elle montre, surtout, toute la distance mise entre le petit monde des magistrats, exhibant avec vanité leur entre-soi, et la population, aussi variée soit-elle, des justiciables :
« Aux comparutions immédiates, il assiste à la lutte des classes – à nu, à cru, à l'os -, une guerre, sociale, civile et intérieure, de quelques-uns à l'allure prospère et éclairée contre beaucoup d'autres, les crasseux et les insolents , à une guerre, durcie et systématique, de l'ordre contre le désordre, il assiste à la mise en scène d'une réconciliation impossible : nous n'avons rien en commun disent quelques-uns à beaucoup d'autres. » (p.101)
La fin du récit (mais on n'en dira pas plus, évidemment !) est elle-même astucieusement symbolique, laissant voir à quel point, quand Bart joue à… Bartleby, la justice est perdue lorsqu'elle ne peut plus assigner une identité sociale contraignante aux individus auxquels elle a affaire. Ici, comme dans toute son oeuvre, Joy Sorman démontre comment la parole politique et les leçons de l'engagement peuvent trouver leur meilleure expression dans la fiction. Une réussite, ce Témoin, … alors, allez-y, sur les pas de Bart, les portes du Palais vous sont ouvertes !
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