AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Betmalle


Ce bouquin est une œuvre importante. Ça déborde de matière et de sens, d’humour et de gravité, un miroir tendu à l’Homme pour s’y voir tout entier, tout nu, et rien pour se planquer.

Le titre peut se lire de différentes manières selon sa présentation.
Sur la couverture on peut lire simplement “Des morts vivants”.
Et des morts vivants, c’est vrai, il y en a dans cette histoire.
Mais en page de garde l’auteur précise :
“Des morts. Des vivants.”
Comme “De natura rerum” de Lucrèce.
C’est l’annonce d’un traité :
Il ne s’agit pas d’une simple juxtaposition ou opposition d'états. D’ailleurs l’illustration en couverture est parlante. Une solidarité désespérée lie les morts et les vivants.

“Des morts. Des vivants.” traite de l’Homme. De la chaîne humaine : des morts-des vivants-des morts-des vivants, qu’on imagine liés les uns aux autres, suspendus en grappe au dessus du néant… et les vivants sont des morts en sursis – une pensée qui hante ces deux livres majeurs que sont Mort à crédit et Belle du seigneur.

Dans un résumé wikipédien on peut lire que Lucrèce, dans la période trouble de guerres et de violence qui était la sienne, a voulu transmettre, à travers son œuvre, la philosophie humaniste d’Epicure. Cette philosophie repose sur le retour aux certitudes sensibles de l’individu, sur le choix du respect de l’éthique personnelle plutôt que celui de la soumission aux dogmes de la politique et de la morale.

Tout le bouquin de Soulier peut se regarder sous cet angle philosophique.
Je ne pense pas exagérer l’ambition de l’auteur quand je constate que chaque partie du récit épique de Soulier, 48 tableaux au total, est introduite par une expression latine. La plupart sont des citations de philosophes, pédagogues, historiens, poètes, tels Tacite, Cicéron, Saint-Augustin, Ovide.

L’ensemble des tableaux forme une fresque terrible, dénonçant les horreurs dont seul l’Homme est capable. Un Guernica en somme, comme Picassiette, mais qui serait graphé par une sorte d’Albert Dubout rock, virtuose des bombes et des caps.

Dans cet univers de cauchemar (qui n’est pas une fiction !), l’Homme, privé de dignité, se voit transcendé à travers la figure exemplaire d’un père (le père du héros) l'âme pétrie d’amour et de tolérance, et entièrement centré sur le besoin de transmettre ces valeurs à ses enfants tout en les protégeant. Et s’il y parvient, tenez-vous bien ! c’est parce qu’il est mort, et que, par la vertu de cet état, il est invulnérable. Jusqu’à un certain point, évidemment, car la matière finit toujours par partir en lambeaux : “…quia pulvis es et in pulverem reverteris”

Frédéric est un conteur (déjà dit après ma lecture du “Cri sauvage de l'âme”). C'est d'autant plus évident ici que la transmission orale est le mode principal du récit.
Captivés par sa voix et son style, assemblage savant de niveaux de langages extrêmes, merveilleusement embouché par le Clou, son personnage gouailleur, nous plongeons en un clin d'oeil – magie du verbe et de l'écriture juste ! – dans un monde futurible dont les ingrédients sont puisés dans les actualités de notre quotidien… avec “légère” transposition…

Aujourd'hui, les migrants, c'est pas nous. Ces actualités terribles qui nous choquent et nous blessent, nous pouvons les tenir à distance, nous ne sommes pas touchés jusqu'au sang et l'os.
Nous sommes du bon côté du “mur du crack” si l'on peut dire. Nous pouvons aller y jeter un petit coup d'oeil et hop revenir, vivants parallèles, très fort touchés, mais pas au vif, pas impliqués physiquement.
Les réfugiés actuels, chassés par les guerres et les catastrophes, je répète, c'est pas nous.
Pas nous. Tout est là.

Mais soudain, par ce livre, par la puissance de ses évocations, et par la géniale simplicité d'un renversement de situation, les déplacés, les parias, les parqués en bidonville, c'est nous. Les deux pieds dans la merde puante, la chie-en-lit nauséabonde et bien collante aux basques, avec son cortège de violences et de maladies, d'insécurité et d'impuissance totale, livrés pieds et poings liés au mauvais sort et à la loi du plus con-plus fort, nous y sommes.
Pris dans l'énorme “frexe murale” atroce.

Atroce, oui, mais… :
Titre du premier tableau : “Nondum amabam, et amare amabam.”
« Je n'aimais pas encore mais je brûlais d'aimer » (Saint Augustin)

Dès le début donc, tel un fer à brochette brûlant qui enfile 48 morceaux bien juteux d'un festin littéraire inoubliable, l'Amour éclaire de son feu la noirceur du propos : le Clou aime, le Clou est Amour, et le Clou témoigne de cette force sublime, dans une langue joyeuse, populaire, inventive, imagée, poétique, bien tournée, hilarante, forte comme de la gnôle, parfumée comme un bouquet des champs, allègre, vivante.

Soulier c'est un style, un auteur naturel et brillant de la famille des Céline, Mac Orlan, Audiard, Frédéric Dard, Vian, Queneau, Desproges…
Commenter  J’apprécie          60



Acheter ce livre sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten
Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}