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Critique de Musa_aka_Cthulie


Après 4 pièces de Soyinka que j'ai aimées, voire adorées, c'est la douche froide. "Cette pièce a pour origine des événements qui se déroulèrent à Oyo, ancienne cité Yoruba du Nigéria, en 1946. Cette année-là, les vies d'Elesin (Olori Elesin), de son fils et de l'administrateur régional des Colonies se sont étroitement mêlées ; les conséquences désastreuses de cette rencontre sont exposées dans la pièce." écrit Soyinka dans son avertissement de la pièce, probablement en 1986 (année de son prix Nobel). Puis de s'agacer : "L'inconvénient de ce genre de thèmes est qu'à peine sont-ils employés qu'ils sont classés comme «conflits de cultures», étiquette préjudiciable qui, outre le fait qu'elle est souvent employée à mauvais escient, présuppose une égalité potentielle pour chaque situation donnée de la culture étrangère et de l'autochtone, sur le sol de cette dernière." Et plus loin : "Parmi les lectures possibles de la pièce, l'une des plus évidentes consisterait à faire de l'Administrateur régional la victime d'un cruel dilemme. Ce n'est pas de mon goût[...]." Bon, ben si c'est du goût de Soyinka, pourquoi donc en parler ? Et de finir par : "Le facteur colonial n'est qu'un incident, un simple catalyseur. La confrontation dans la pièce est dans une large mesure métaphysique, contenue dans le véhicule qu'est Elesin et l'univers de l'esprit Yoruba : le monde des vivants, des morts et de ceux qui sont à naître ; et dans le passage sacré qui relie tout : la transition."


Je résume l'histoire pour mieux relancer cette histoire de métaphysique et de lecture mal digérée : un roi yoruba est mort, et la coutume veut qu'on tue son chien (on s'en fout qu'il ait envie de mourir ou pas, c'est qu'un chien), son cheval (pareil que pour le chien), et enfin que son écuyer se suicide, le tout travers un rituel sacrificiel. Or, l'Administrateur régional, britannique, va empêcher la mort d'Elesin, l'écuyer, pour des raisons politiques. Et là, j'ai envie de dire directement que c'est pas forcément la faute des lecteurs si la pièce n'est pas perçue comme métaphysique. Que c'est peut-être bien dû à l'auteur. Que les lecteurs ne devraient pas trop se fustiger de ne pas avoir saisi la profondeur métaphysique de la Mort et l'écuyer du roi et d'avoir été gênés dans leur compréhension par leur méconnaissance de la culture yoruba, car on y explique par A+B en quoi consiste la coutume yoruba que souhaite suivre Elesin, et ce qu'elle signifie - on reviendra dessus. Ajoutons que La Danse de la forêt, du même auteur mais écrite 15 ans plus tôt, proposait un univers yoruba qui avait bien plus valeur de frein à la lecture, et pourtant, cela n'empêchait pas de saisir au moins en grande partie les réflexions et questionnements que la pièce abordait.


Pourquoi voit-on ici une pièce sur le choc des cultures ? Mais parce que c'est justement ce que cette pièce met en avant, et d'abord par sa construction : elle est scindée en cinq scènes/actes, dont quatre se déroulent alternativement dans ce que nous appellerons l'espace yoruba et l'espace colonial, les personnages de ces deux espaces étant amenés à se confronter dans un finale, tiens donc. Et que voit-on d'Elesin, qui clame à tout va qu'il suit la coutume yoruba, qui clame sa foi en des traditions culturelles, de façon parfois horriblement lyrique (déjà que j'ai dû supporter le lyrisme de Partage de midi, j'en ai un peu ma claque des dialogues lyriques) ? Un homme qui ne se pose pas de questions avant la toute fin de l'acte V, et dont on ne sait jamais si les traditions ont seulement un sens pour lui. Souhaite-t-il réellement se sacrifier à la suite de la mort de son roi parce qu'il est habité par l'ontologie proprement yoruba, ou parce qu'il est juste soumis à une élite qui l'a embobiné, comme il est d'ailleurs persuadé de faire partie d'une élite héritée par le sang ? (Le fait est que non, il ne veut pas mourir, et il finira par l'avouer.) Les mêmes réflexions peuvent d'ailleurs tout aussi bien s'appliquer aux colonisateurs britanniques, en la personne de l'Administrateur régional Pilkings, soumis à d'autres croyances, à d'autres élites, à d'autres instances, à une autre ontologie, mais qui ne se posent aucune question, et dont les soumissions et croyances peuvent bien être vides de sens. Et pour ce qui est des traditions vides de sens, Soyinka ne s'était pas gêné pour les dénoncer dans Les Gens des marais, Un Sang fort, Frère Jero ou La Danse de la forêt, aussi qu'est-ce qui peut bien nous faire penser qu'Elesin, et avec lui les deux sociétés mises face à face, ne sont pas atteints du même mal ? Pendant 9/10èmes de la pièce, nous n'aurons que des paroles, des images et métaphores verbeuses, à nous mettre sous la dent, et qui ne nous permettront pas d'esquisse la moindre réflexion d'ordre métaphysique.


Alors oui, la métaphysique est tout de même présente, par le truchement d'Olunde, le fils d'Elesin, et vaguement par la transe d'Elesin, qui ne rend rien à la lecture - et qui ne m'a pas convaincue. C'est bien Olunde qui va chercher à rétablir l'ordre du monde détruit par Pilkings. Mais enfin, question métaphysique, tout ça manque de profondeur ; car au fond, tout le monde, dans toutes les cultures, connaît le principe de la transition yoruba sous une forme ou une autre. Sans en appeler à la religion, la science a démontré avec la théorie du Big Bang, dont découle la théorie de l'origine de la vie terrestre, que toute vie sur Terre est, selon l'expression consacrée de Carl Sagan, "poussière d'étoiles". le cycle de la nature, la mort qui nourrit la vie, c'est un concept qui nous... nourrit, justement, et depuis des temps immémoriaux. Or, Soyinka a choisi, pour représenter ce sujet d'ordre métaphysique, un personnage, Elesin, qui n'engage quasiment pas le lecteur à se poser de questions et qui ignore tout questionnement métaphysique. Elesin profère juste des paroles, très répétitives, répétées par d'autres et qu'il répète après d'autres. Pire, Elesin se préoccupe d'être richement habillé pour la nuit de sa mort, par tradition, ainsi que de dépuceler une très belle jeune fille - accessoirement la fiancée de son propre fils - sous prétexte de répandre sa semence et perpétrer le cycle de la vie ; dépuceler une jeune fille qui n'a rien demandé, même si elle a l'air consentante (forcément, hein), précisons en passant que c'est du viol (mais bon, c'est qu'une femme après tout, et les Européens n'ont pas été en reste sur ce point). Elesin est donc bien plus absorbé par les plaisirs terrestres qu'il ne le clame, excepté dans son aveu final.


C'est dommage. le personnage d'Olunde plus développé, on aurait pu avoir une pièce qui confronte deux ontologies, et qui dit ontologie suppose effectivement une part de métaphysique (je précise tout de même qu'Olunde reproche aux Anglais d'envoyer des milliers de soldats à la boucherie - la pièce se déroulant en 1943-1944 -, ce qui n'a rien de très glorieux, certes, excepté qu'il passe complètement sous silence la menace... nazie, rien que ça. Alors la métaphysique d'Olunde, avec ça, elle en prend un petit coup dans l'aile, quand même.) Or, le sujet métaphysique restant assez superficiel, que nous reste-t-il ? Une pièce sur le conflit des cultures, ben oui. Mais comme l'auteur ne supporte pas cette lecture de sa pièce, pourquoi nous fatiguer à analyser cet aspect ? Par conséquent, d'une pièce un peu agaçante avec ses métaphores pénibles qui reviennent régulièrement, nous sommes réduits à ne pas retenir grand-chose, sous peine de fâcher Wole Soyinka ou de nous flageller, persuadés que nous n'avons rien compris à son oeuvre. J'appelle ça s'appelle du gâchis, et ce d'autant qu'on pourrait tirer de la Mort et l'écuyer du roi pas mal de choses intéressantes. Tant pis ! Après tout, j'ai toujours sous la main 2001 de Kubrick si j'ai envie d'une bonne dose de métaphysique.

Lien : https://musardises-en-depit-..
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