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Critique de gabb


gabb
03 février 2023
De deux choses l'une : soit Jón Kalman Stefánsson est un génie, soit c'est un fou.
Qui d'autre pour produire une oeuvre pareille ? Qui pour imaginer cette histoire démente, à la fois prodigieuse et assommante, lyrique et confuse, impeccablement maîtrisée et terriblement chaotique ?

Comme à son habitude, le romancier-poète islandais nous offre un roman foisonnant, aussi original qu'exigeant, prenant pour cadre cette île enchanteresse qu'il décrit comme personne.
Dans un nouveau fjord grandiose, il imagine cette fois un curieux dialogue entre un narrateur amnésique - dont on ne saura rien - et Dieu le père en personne (à moins qu'il ne s'agisse du diable ?), vêtu d'un short hawaïen et occupé à faire des crêpes. Allez comprendre...
Que nous racontent-ils ? L'histoire de Runa et de Soley, celle du pasteur Pétur et de sa femme aux mains de lumière, de la belle Guðríður et de sa passion pour les lombrics, des deux frères Pall et Halldor, d'Eirikur, de sa guitare et de ses chiens morts, d'Emile Zola et d'un poète allemand disparu. Et de tant d'autres choses encore...
Bien malin qui parviendra à démêler l'écheveau et à garder les idées claires face à ce texte kaléidoscopique qui n'en finit plus de se déployer, entrelaçant les époques, les intrigues et les personnages.

Au fil des pages se dessine un arbre généalogique touffu, reliant Guðríður à Eirikur. Un arbre que notre narrateur sans mémoire (et néanmoins doué d'un étrange don d'ubiquité spatio-temporelle, puisqu'il assiste simultanément à des scènes en des lieux et des temps différents) s'amuse à parcourir en tous sens à coup d'ellipses, de brusques retours en arrière et d'étonnantes circonvolutions narratives.
Tout ça est pour le moins déstabilisant, et je dois reconnaître que ma lecture fut par moment un peu laborieuse (en partie à cause de l'abondance de noms propres islandais) ... jusqu'à ce que j'accepte enfin d'abandonner la lutte et de me laisser emporter par l'écriture envoûtante et hypnotique de Jón Kalman Stefánsson.
Après tout, n'est-il pas vrai que "ce qui échappe à notre entendement rend le monde plus vaste" ?

Et quel plaisir alors que de voir évoluer, de génération en génération, ces personnages aux parcours singuliers, de partager leurs secrets et leurs doutes, de les accompagner dans leurs joies et leurs drames, pour finalement se laisser prendre avec eux dans un tourbillon géant, ce mouvement perpétuel qui "permet à la vie de ne pas se figer" !

Tout le monde n'y trouvera pas son compte.
Certains, c'est sûr, déploreront quelques longueurs et de nombreuses répétitions. Ils se perdront dans cette construction labyrinthique, mais même ceux-là finiront par l'admettre : "ton absence n'est que ténèbres" est un grand roman qui en contient mille, enchâssés les uns dans les autres.
Les autres apprécieront en prime le style si particulier de Stefánsson, son imagination sans limite et la multiplicité des réflexions qu'il nous propose sur la vie, la mort, le destin, le poids de l'hérédité et celui des souvenirs, l'influence capitale des poètes sur la marche du monde ("seuls les poèmes permettent de cerner ce qui constitue l'essence humaine").

Six cent pages durant, par la force d'un formidable effet papillon, les événements se télescopent, les strates de temps se superposent, au point de laisser le lecteur un peu sonné au terme de l'aventure.
En défiant toute logique et en s'affranchissant pleinement des contraintes chronologiques traditionnelles, Stefánsson livre une fois encore un texte surprenant, fantaisiste, unique en son genre, et dévoile en finesse la poésie cachée dans l'envers du monde.
N'est-ce pas à ça (entre autres choses) que se reconnaissent les grands écrivains ?
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