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Critique de Nastasia-B


Pauvre John Steinbeck ! J'adore John Steinbeck : j'adore l'homme, l'écrivain, ses convictions, ses combats, lui qui était tellement engagé, tellement proche du peuple, tellement humain, tellement humaniste, tellement critique vis-à-vis des banques, des puissants et de l'absence générale de morale dans la vie moderne…

Eh bien oui, John Steinbeck, j'ai bien dit John Steinbeck s'est abaissé à pondre ceci. Alors certes, c'était une commande, certes le commanditaire de ladite commande n'était autre que le président des États-Unis en personne, à savoir Franklin D. Roosevelt, le père du New Deal, mais tout de même.

Qu'est-ce que c'est que ce machin-là ?! Rien moins qu'une bonne vieille propagande militaire visant à justifier la construction et l'emploi des pires machines de destruction massive jamais construites à l'époque. D'ailleurs, ce sont ces grandissimes bombardiers, dont l'auteur chante ici si bien les louanges, qui ont si brillamment et si efficacement rayé de la carte Hiroshima et Nagasaki en faisant un maximum de dégâts, de victimes civiles et d'anéantissement environnemental, trois ans seulement après la publication de ce machin.

« Bombes larguées ! » ont dû crier les membres d'équipage, ce qui, comme l'explique si bien l'auteur équivaut dans l'Air Force à dire « Mission accomplie ! ». Oui, accomplie, les p'tits gars, bien accomplie, même, les centaines de milliers de victimes vous en remercient !

John ! John ! Putain John ! Mon John à moi, mon John Des Souris et des hommes, mon John d'En un combat douteux, mon John des Raisins de la colère, mon John d'À l'est d'Eden, mon John de L'hiver de notre déplaisir, mon John de tout ce que j'avais lu de toi jusqu'à présent, pourquoi m'as-tu fait ça ????

Alors certes, certes, vers la fin de ta vie, tu t'es repenti, John. Il est même précisé en quatrième de couverture que tu as écrit sur tes vieux jours : « Nous faisions tous partie de l'effort de guerre. Nous avons marché avec lui, nous nous sommes faits ses complices. » Nul doute que ton dernier grand roman, L'Hiver de notre déplaisir, montre combien tu t'es désillusionné sur ta nation, sur tes dirigeants et sur la direction générale que prenait ton pays au début des années 1960.

Mais ce qu'il y a de terrible là-dedans, John, vois-tu, c'est que même dans cet exercice de propagande pro-boucherie, pro-destruction, pro-tuerie, tu restes l'immense écrivain que tu as toujours été. Le texte a des qualités didactiques et documentaires évidentes. Même cette grosse merde, tu la fais bien, avec coeur et talent. Tu arrives presque à nous émouvoir sur le destin et les aptitudes surprenantes de Bill, le gars qui se destine à envoyer des tonnes et des tonnes de bombes sur des êtres humains comme toi et moi. Le petit Al qui défonce si bien les cibles mobiles à la mitrailleuse, le brave Joe qui a quitté la ferme paternelle pour devenir pilote, sans oublier Allan qui est si méticuleux dans son job de navigateur, etc.

Tu arrives magistralement à convaincre la famille américaine moyenne de l'époque de laisser son fiston adoré s'engager dans l'Air Force. On sait bien qu'il a de fortes chances de n'en revenir jamais ; on sait bien que s'il en revient, il aura fait un sacré bon boulot, dont il pourra être bien fier. Il aura contribué à transformer en engrais suffisamment de chair humaine pour assurer le bonheur d'au moins quinze générations de vers de terre.

Comment as-tu pu te laisser aller à écrire ça, John ? On dirait une brochure publicitaire vantant les bienfaits — les bonheurs presque — d'une entrée en guerre ! Toi, si empathique, si humain, si lucide également sur les manoeuvres des puissants et des grandes entreprises de l'armement, comment as-tu pu te renier ainsi ? Comment as-tu pu t'émerveiller de la sorte sur ces monstrueux bombardiers ? N'en voir que les performances techniques ? N'admirer que les muscles, les réflexes, l'intuition ou l'esprit d'équipe des fantastiques opérateurs qui allaient oeuvrer dans ces machines de mort sans en mesurer les conséquences autres que : « Ce sera bien pour notre nation. »

Alors j'ai cherché, John, je te jure que j'ai bien cherché, John, et c'est un autre Américain qui m'a mise sur la voie. Ton compatriote en question, c'est le psychologue social Stanley Milgram. Celui-là même qui s'est rendu célèbre par l'expérience qui porte son nom à propos de la soumission à l'autorité. Il a montré sans contestation possible que tout un chacun pouvait devenir un bourreau, un tortionnaire, s'il en recevait l'ordre et s'il avait le sentiment, même diffus, qu'en faisant cela, il travaillait pour servir une « bonne » cause.

Stanley Milgram écrivit ceci : « La souffrance de la victime demeure abstraite et lointaine pour le sujet. Il sait, mais au niveau conceptuel seulement, qu'il inflige un traitement douloureux ; le fait est enregistré, mais non ressenti. C'est là un phénomène assez courant. L'aviateur qui lâche des bombes n'ignore sûrement pas qu'elles vont semer la souffrance et la mort, mais cette conscience est dépourvue d'affectivité et n'éveille en lui aucune réaction émotionnelle. »

Tu vois, John, il parle pour toi, là, le Stanley. Il dit que si tu as pu écrire ce machin-là, c'était parce que, consciemment ou inconsciemment, les victimes futures de tes magnifiques bombardiers seraient invariablement loin de toi et surtout frappées du sceau infâme de « l'ennemi ». Dans le cerveau des gens, il y a souvent des petites musiques de ce genre : « Il y a des victimes ? C'est vrai, mais ce sont que des ennemis, donc ça n'est pas grave. » (En ce moment, on aime bien nous faire accroire que nos armées ne butent que des terroristes, comme si « terroristes » et « gens » n'étaient pas la même marchandise, comme si, par nature, ces deux choses-là étaient remarquablement différentes.)

Imagine, John, si je m'amusais à envoyer des bombes aux gens sous prétexte que ce sont mes ennemis ! J'aurais déjà un sacré paquet de croix sur ma carlingue, car je te prie de me croire, au cours de ma vie, à dire toujours ce que je pensais, je m'en suis faits des ennemis, quinze à la douzaine, et pas plus loin que sur Babelio, il y en aurait des tas. En effet, sitôt qu'on affirme une opinion propre, non hypocrite, non consensuelle, qui ne soit pas bêtement repompée ou recrachée de je ne sais quel média dominant aux bottes des puissants ou un vulgaire lieu commun, on s'attire indéfectiblement des ennemis, et pas qu'un peu.

Mais je ne t'en veux pas, John, tu as semé sur le chemin de l'histoire littéraire des joyaux parmi les plus beaux et les plus grands qu'on puisse encore contempler. À côté de tous ces vibrants chefs-d'oeuvre, tu as fait, tu as dit, tu as écrit des conneries, comme tout le monde, et moi mieux que tout le monde. Je t'aime toujours autant, John, peut-être même plus encore qu'avant, car je sais à présent que tu n'es plus une machine à rédiger des chefs-d'oeuvre, mais un homme, au sens vrai du terme, au sens touchant du terme, un individu qui a des convictions et, de ce fait même, qui parfois se trompe et parfois lourdement. J'aime les hommes comme toi, John, et toi, en particulier, je t'aime énormément.

Pour le reste, je tiens à remercier Les Belles Lettres et Babelio pour l'envoi et la découverte de ce livre inédit en français jusqu'à présent. Désormais, je comprends un peu mieux pourquoi ce titre était resté inédit (sans vouloir offenser personne). D'ailleurs souvenez-vous bien que ce que j'exprime ici n'est que mon tout petit avis, vilain comme une bombe larguée et fort heureusement moins dangereux pour les vies humaines situées juste en-dessous, c'est-à-dire vraiment pas grand-chose.
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