"Mais pour déchaîner cette tristesse, ce sentiment de l'irréparable, ces angoisses qui préparent l'amour, il faut - et c'est peut-être ainsi, plutôt que ne l'est une personne, l'objet même que cherche anxieusement à étreindre la passion - le risque d'une impossibilité."
Et si la passion qui me saisit, qui nous saisit face aux livres perdus, avait les mêmes origines que la passion amoureuse décrite par Proust ?
Avant-propos
Citation de Marcel Proust tirée d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Au fond, seul celui qui a été personnellement concerné peut reconnaître, dans un texte littéraire, les traces de la vraie vie, et en être blessé.
Et pourtant, il me semble que, dans certains cas, c'est justement l'immortalité qui est aussi fragile que le vieux papier, et que ces chaloupes de mots que nous essayons, avec ténacité, d'amener jusqu'à la haute mer pour que quelqu'un les remarque et les accueille dans son propre port, peuvent disparaître dans un espace infini, tels des astronefs à la dérive dans l'univers, qui s'éloignent de nous à grande vitesse. (p. 15)
Chaque fois que, dans ma vie, je suis tombé sur un livre perdu, j'ai ressenti la même impression que lorsque j'étais enfant et que je lisais des romans parlant de jardins secrets, de téléphériques mystérieux, de châteaux abandonnés: l'occasion d'une recherche, la fascination pour ce qui nous échappe, et l'espoir d'être le héros capable de résoudre l'énigme. (p. 12)
Et à la fin du voyage, j'ai compris que les livres perdus ont quelque chose que tous les autres livres n'ont pas : ils nous laissent à nous qui ne les avons pas lus, la possibilité de les imaginer, de les raconter, de les réinventer. (p. 18)
Et d'abord, essayons de trancher: ce livre a-t-il réellement existé ?
Mais dans l'histoire que je vais raconter, c'est le perfectionnisme de l'auteur, sa volonté de confier au monde quelque chose qui soit au-dessus de tout et de tous, indiscutable, merveilleusement inégalable, qui a décrété son inévitable défaite. C'est cette volonté de créer quelque chose qui soit exempt de défauts, une oeuvre d'art qui tienne à la fois de la littérature et de la morale, qui a provoqué la tragédie, aussi bien pour l'homme que pour le créateur.
Je veux parler de Nicolas Gogol, un des plus grands auteurs russes du XIXe siècle, auteur de nouvelles inoubliables comme -Le manteau- ou -Le Nez-, mais surtout d'un roman intitulé les âmes mortes. Et la victime dont je vais vous parler est justement ce roman. (p. 89-90)