"J'ai été rédacteur en chef de La Nouvelle Critique pendant dix ans, les dix premières années [1947-1957]. Et pendant pas dix ans mais au moins cinq ou six, j'ai réécrit tous les articles que les camarades donnaient à la revue. Non pas pour des raisons de style mais pour des raisons de fond, pour des raisons que je croyais justes. Je corrigeais ce qu'ils écrivaient, d'une part ; d'autre part, sans leur demander leur avis. Troisièmement, en essayant même le plus souvent de les mettre devant le fait accompli, pour être sûr qu'ils ne protesteraient pas. Quatrièmement, et cela fait partie de cette période, ils ne protestaient généralement pas. Il ne leur venait pas à l'idée de protester. [...] Et bien, pour moi, le stalinisme c'est ça, c'est la substitution du commandement à la conviction, c'est le remplacement de l'adhésion des masses par le commandement des masses."
[Kanapa, en 1968]
L'homme intrigue pareillement Washington : un fonds d'archives intitulé "Opération Aquarium" montre comment la CIA, espionnant alors le siège du PCF, l'immeuble de la Place du colonel Fabien, est alors tout particulièrement intéressée par le personnage de Kanapa. La centrale américaine demandait à ses agents le maximum d'informations sur son aspect physique, avec l'idée de fabriquer un sosie. Elle comptait utiliser ce doublon pour fouiller son appartement privé.
Arthur Kriegel raconte cette anecdote qui situe assez bien Kanapa en 1956 : "On n'est pas venu au communisme pour pratiquer ce terrorisme (stalinien)" dit le premier. "Parle pour toi" lui répond Kanapa.
Au total, sur cette période [avril à novembre 1963], Kanapa consacre une demi-douzaine de papiers à la déstalinisation. Cela représente un dixième de ses correspondances ; c'est peu mais si l'on considère le chemin qu'il vient de parcourir, si l'on mesure les réticences qu'il peut rencontrer à la rédaction de L'Humanité, le choc que cela représente pour le lectorat du journal, le caractère inédit de ces critiques pour le parti de Thorez, ce n'est pas négligeable.
Tout indique que, de l'été 1963 à l'été 1964, Kanapa prend mieux la mesure de l'ampleur de la répression stalinienne. Cette question l'occupe, le préoccupe, beaucoup. D'ailleurs il conservera chez lui, jusqu'à sa mort, quantité d'extraits de presse soviétique à ce sujet. Non seulement il évalue mieux le poids de la répression mais il commence à déceler différentes facettes du stalinisme (collectivisation, incompétence, mythologie).
Un jour, sans doute, cet homme eut peur. De ne pas s’y retrouver. À force de brouiller les pistes, qui était-il au juste ? où était la personnalité de ce sectaire libéral, de cet outrancier travaillé par le doute, de ce russophone qui rêvait d’être américaniste ? un simple « reflet » comme il l’écrit, un effet de mode, de tendance, de courant, une opportunité ?
S’est-il dit qu’il était au fond travaillé par de naturelles contradictions, qu’ainsi était l’humaine condition, qu’il changeait sans changer, qu’il épousa certes mille combats qui le constituèrent mais que, dans cette affaire, il ne fut pas qu’un buvard, il imprima sa marque, il manifesta sa personnalité dans ce qu’elle a de plus intime, la passion, l’égale passion qui le porta toute sa vie ; il ne fut pas que porte-voix, il donna à son discours, amoureux ou politique, son irréductible accent.
Sans doute s’est-il dit tout cela ; il dut penser que cela se tenait, mais que cela ne faisait pas le compte non plus. Il restait une part de mystère, d’incohérence, d’inexploré, d’inexplicable. Comme dans ces mosaïques antiques, laborieusement reconstituées, il peut manquer des pièces, perdues, et ces vides empêcheront à jamais de parfaire le puzzle.