Échappe-t-on au sort ? Elle murmure, on est toutes des femmes de marins, en somme. Sa mélancolie est palpable, qu’elle combat à coups de cigarettes. Elle se sert un gin et replonge dans quelques notes de Vivian, des histoires de mauvais traitements dissimulés et une citation de prisonnier, traduite : «la nourriture [est] très mauvaise, seulement acceptable pour un animal».
Elle s’en est souvenue parce qu’elle date bien sûr chacune de ses lettres, prenant grand plaisir à inscrire le jour de la semaine. C’est une nécessité de se tenir dans le monde, dans l’actualité. Lorsqu’elle ignore le jour, un coup de panique peut l’étreindre. Autour de la maison, rien. Pas un kiosque, pas un café, pas une gare. Pas moyen de connaître le jour. Pas de radio ni de télévision.
Du coin de l’oeil, il a sondé la tenue de sa femme, le haut fuchsia, désirable. Elle s’est fardée. Ses orteils vernis dépassent des mules à gros talons de bois. Ils ont un peu de temps avant de partir pour le Beach Club. Assise bas sur la brique, elle retient sa longue frange d’une main et regarde Vivian.
Chaque page est regardée, on pourrait croire qu’elle déchiffre l’arabe pour de vrai, mais elle lit de gauche à droite. Elle ne peut rien comprendre. Elle sait tout juste dire bonjour, demain, merci, ce sont ses premières journées au Proche-Orient. Que se passe-t-il entre elles deux ? La femme ne sait toujours pas ce que la fillette a entrevu ou attend d’elle. Qu’elle démultiplie les poissons ? Qu’elle fasse venir la paix ?
La femme sait qu’elle a un visage étrange.
Des cheveux noir de jais, fournis.
Un oeil plus haut que l’autre, vert émeraude.
Des sourcils démesurément épais.
Un nez d’oiseau.
L’air étonné, capricieux.
Sa garde-robe est anarchique, insensée. Mais toujours ajustée à sa taille.
Elle ne craint pas le ridicule.
Elle enfonce souvent ses mains dans les poils des bêtes au marché aux bestiaux de Gaza.
On la remarque, surtout les femmes, qui jettent sur elle quelques regards suspects qu’elle essaie d’ignorer pour ne pas souffrir.